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Faut-il s'adapter à la bêtise? Variation libre sur un thème du rapport Demers

Loin de se résorber au fil des siècles, la bêtise est aujourd'hui diffusée sur la toile jusqu'à saturation, beaucoup s'estimant dispensés de réfléchir avant d'écrire.
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Nul n'est à l'abri de la pensée toute faite. C'est un mal universel que l'on trouve d'abord en soi et contre lequel on peut, si l'on est conscient de sa propre bêtise, décider de se battre. Un tel combat est extrêmement pénible, exige un temps fou et reste à jamais inachevé: il faut, pour surmonter ne serait-ce que quelques idées reçues, s'entraîner à penser, c'est-à-dire faire des efforts, lire et écrire régulièrement, refuser la facilité, surmonter mille obstacles, se décourager, reprendre courage, corriger ses erreurs, approfondir ses nouvelles idées, etc.

Il est plus commode, pour celui qui préfère se dispenser d'un tel travail, d'invoquer le «respect que chacun doit aux idées des autres» pour se donner l'excuse de répéter les formules déjà infiniment répétées, vides de toute pensée, que la société met à la disposition de chacun.

Comme on sait, l'un des plus grands romanciers français a eu l'idée, aussi géniale qu'étrange, d'en faire un dictionnaire. «Avec une passion méchante, Flaubert collectionnait les formules stéréotypées que les gens autour de lui prononçaient pour paraître intelligents et au courant. Il en a composé un célèbre Dictionnaire des idées reçues» (Kundera, L'art du roman).

En voici un modeste échantillon:

Antiquité et tout ce qui s'y rapporte

Poncif, embêtant.

Art

Ça mène à l'hôpital. À quoi ça sert, puisqu'on le remplace par la mécanique, qui fait mieux et plus vite.

Érection

Ne se dit qu'en parlant des monuments.

Érudition

La mépriser comme étant la marque d'un esprit étroit.

Idéal

Tout à fait inutile.

Littérature

Occupation des oisifs.

Livre

Quel qu'il soit, toujours trop long.

Métaphysique

En rire : c'est une preuve d'esprit supérieur.

Philosophie

Toujours en ricaner.

Poésie (La)

Est tout à fait inutile : passée de mode.

Poète

Synonyme noble de nigaud : rêveur.

Mépris de la littérature, mépris des livres, mépris de la métaphysique, mépris de la philosophie, mépris de l'art, voilà ce qui, pour Flaubert, voue la plupart de ses contemporains aux idées reçues.

Avec un soin minutieux et jaloux, Flaubert a exploré ce continent sans limites de la bêtise, jusqu'à l'épuisement sans doute, tant il est vrai qu'aucun amoureux des livres, de la métaphysique, de la philosophie, de la poésie, de l'art, ne peut sortir indemne d'une exploration aussi glauque. On ne peut faire une incursion aussi profonde dans le continent des idées reçues sans risquer l'overdose.

Vers la fin de sa vie, Flaubert écrit à Edma Roger des Genettes: «J'ai passé deux mois et demi absolument seul, pareil à l'ours des cavernes, et en somme parfaitement bien, puisque, ne voyant personne, je n'entendais pas dire de bêtises. L'insupportabilité de la sottise humaine est devenue chez moi une maladie, et le mot est faible. Presque tous les humains ont le don de m'exaspérer, et je ne respire librement que dans le désert».

La «maladie» qu'évoque Flaubert fait ici écho à celle d'Alceste dans Le Misanthrope de Molière:

« Et parfois il me prend des mouvements soudains

De fuir dans un désert l'approche des humains. »

Loin de se résorber au fil des siècles, la bêtise est à la fois entretenue et alimentée, aujourd'hui diffusée sur la toile jusqu'à saturation, beaucoup s'estimant dispensés de réfléchir avant d'écrire et confondant la liberté de s'exprimer avec la liberté de répéter à l'envi les idées reçues, ou pire encore les idées abjectes, avec une joie particulière lorsqu'elles sont vulgaires.

Les idées reçues nouvelles ne font pourtant bien souvent qu'habiller autrement les anciennes. Ainsi, au moment où, avec le rapport Demers, on demande une fois de plus aux professeurs de la formation générale d'adapter les élèves à la société, il me paraît approprié d'invoquer le patronage de Flaubert, et de répondre une fois de plus aux fanatiques de l'adaptation que la culture générale n'est pas faite pour adapter les élèves à la société - par exemple à la manie désormais socialement installée de donner son avis sur tout et n'importe quoi sans s'être donné la peine d'y réfléchir sérieusement - mais pour leur permettre, au contraire, de jeter sur elle un «regard éloigné», comme disait Lévi-Strauss, un regard lucide, parfois caustique et même, s'il le faut, impitoyable.

Que certaines disciplines aient pour finalité d'adapter les élèves à la société au sens de les préparer à un métier, bien sûr! Une telle formation a sa noblesse propre et elle ne se réduit d'ailleurs pas à son utilité sociale, tant il est vrai qu'apprendre (et exercer) un métier, c'est toujours, en même temps, expérimenter une nouvelle dimension de l'existence humaine.

Mais ce qui va de soi pour la formation professionnelle - l'adaptation légitime des élèves à la société - ne saurait être plaqué comme tel sur la formation générale, comme si l'horizon de l'éducation et de la vie humaine se limitait aux «défis sociaux et économiques». De tels défis ont, certes, une importance majeure - je ne le conteste nullement -, mais les défis intellectuels, culturels, spirituels, existentiels, n'ont, de toute évidence, pas moins d'importance pour l'homme et donc pour les jeunes esprits, dont la soif pour ces autres défis majeurs est à la fois manifeste et intense. Or, la formation générale ne peut relever ces défis au cégep qu'en cessant de raisonner en termes d'adaptation.

Imaginons une société (ce ne sera peut-être pas très difficile) où la lecture en général est assez rare, la lecture patiente de grandes œuvres classiques plus rare encore, et l'attitude de recueillement ou de disponibilité requise pour apprécier pleinement une grande œuvre d'art exceptionnelle: l'école doit-elle adapter les élèves à une société de ce genre ou, tout au contraire, leur permettre de la mettre à distance en les préparant à la lecture patiente et à la disponibilité nécessaire à l'appréciation des grandes œuvres de l'humanité?

Imaginons une société (ce sera peut-être plus facile encore) dans laquelle une épidémie de dispersite - j'appelle «dispersite» la maladie moderne de dispersion devant les écrans - ravage la faculté de concentration des individus au point de compromettre pour beaucoup toute forme d'activité intellectuelle digne de ce nom: l'école doit-elle adapter les élèves à une société de ce genre, par exemple en multipliant les écrans dans les salles de classe, ou doit-elle au contraire les entraîner à se concentrer, c'est-à-dire à être spirituellement ou intellectuellement actifs?

Si l'on connaît un autre remède contre la dispersite que l'effort de concentration, qu'on l'indique! Dans le cas contraire, qu'on cesse de répéter bruyamment que l'école «doit évoluer», «être de son temps», «s'adapter aux changements», comme si la finalité de l'école fluctuait en fonction d'un critère aussi vague que «l'évolution de la société», comme si cette finalité pouvait être autre chose que d'élever les jeunes esprits au-dessus d'eux-mêmes, et comme si le moyen d'y parvenir pouvait être autre chose que l'effort pénible et courageux de concentration.

Comme le dit Bergson, la concentration est «tout le secret de la supériorité intellectuelle»: elle est «ce qui distingue l'homme de l'animal, l'animal étant le grand distrait de la nature, toujours à la merci des impressions venues du dehors, toujours extérieur à lui-même, tandis que l'homme se recueille et se concentre».

Que propose le rapport Demers contre l'indifférence à l'égard des œuvres classiques et l'épidémie de dispersite? Introduire, en quelque sorte, la dispersite à l'école - dispersite qu'il nomme, pour faire bonne mesure, «assouplissement».

Étant donné la dispersion et la distraction qui les submergent, les élèves ont, peut-être plus que jamais dans notre histoire, besoin d'une formation générale unifiée et unificatrice - son fer de lance, au Québec et en France, étant la philosophie, discipline unifiant la plus grande diversité - pour pouvoir intérioriser l'attitude de recueillement et de disponibilité à l'égard des œuvres et apprendre à leur tour à unifier et à organiser leur pensée (au lieu de coller bout à bout des informations piochées sur internet).

Or, le rapport Demers prône, très exactement, et de façon systématique, le contraire: une plus grande variété des disciplines de la formation générale et une adaptation du contenu de la formation générale en fonction du choix, du secteur de formation, du programme d'étude.

L'application de ces propositions aurait une conséquence très simple: la France deviendrait alors le seul pays au monde à dispenser un enseignement philosophique pré-universitaire digne de ce nom et indépendant. Il est certes possible de substituer à la logique propre des problèmes philosophiques et de leur histoire une logique extérieure empruntée au programme des élèves ou à leurs «choix» (même si c'est insensé). Il est également possible, comme le montre la plupart des pays occidentaux, d'abandonner cette spécificité québécoise et française d'un enseignement philosophique exigeant et libre, ou de le diluer dans un choix de disciplines variées selon les goûts de chacun. Les jeunes Allemands eux-mêmes, dont la tradition philosophique est pourtant si riche, si fondamentale pour pouvoir comprendre la pensée occidentale et donc le monde d'aujourd'hui, ne la connaissent que de très loin. Priver les jeunes esprits de l'histoire de la pensée philosophique, indispensable à la compréhension de leur propre pensée (qui ne vient pas de nulle part), est possible donc, mais il faut mesurer alors exactement ce que l'on fait, ce que l'on décide pour les nouvelles générations.

La formation générale, que cela plaise ou non aux administrateurs, comporte un élément subversif dont s'honorent tous les esprits libres et indépendants. Si, en surface, elle «adapte» bien les élèves à la société en perfectionnant leur capacité de lecture, de compréhension et d'expression, elle leur permet, en profondeur, de s'en détacher, de porter sur elle ce «regard éloigné» qui distingue la culture générale de la culture spéciale: un homme authentiquement cultivé, loin de ne lire que selon ses goûts particuliers ou de fétichiser ses «racines», est au contraire capable d'un décentrement par rapport à lui-même et à sa société - décentrement qui est au cœur de la culture littéraire et philosophique.

Lorsqu'il écrit les Lettres persanes, Montesquieu porte son regard au loin pour pouvoir se tourner sans concession vers la société dont il provient, la société française du XVIIIe siècle. Avec une ironie délicieuse, il en brosse un portrait critique inoubliable, témoignant de la puissance du regard littéraire et philosophique éloigné, c'est-à-dire libre.

Comment ne pas envisager, pour finir, un modeste prolongement au dictionnaire de Flaubert ?

Amour du savoir

En rire : le savoir n'a d'intérêt que s'il est utile.

Cours magistral

Confortable pour le professeur, inadapté pour les apprenants.

Culture générale

Doit adapter les apprenants à la société.

École

Déphasée. Doit changer de paradigme.

Formation générale en Cégep

Déphasée. Dire quand même qu'on la défend. Mais à condition qu'elle s'adapte à la société.

Littérature et tout ce qui s'y rapporte

Qu'est-ce que ça peut bien nous apprendre sur le monde réel ?

Œuvre

Éliminer celles qui n'intéressent pas les apprenants.

Philosophie

Ne sert à rien. Doit se mettre au service des matières utiles et coller aux besoins des apprenants.

Savoir

Puisqu'il est disponible sur internet, les professeurs doivent progressivement disparaître.

Trésors de la littérature

En rire : c'est une marque d'esprit supérieur.

Trésors de la philosophie

Les mépriser comme étant dépassés par la science.

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