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Le sondage électoral, cet instrument qui dessert la démocratie

Les sondages au service de la démocratie ? Non. Les sondages, tels qu'ils existent, desservent au contraire la démocratie et contribuent à notre aveuglement collectif.
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Par les temps qui courent, l'espace médiatique est saturé de commentaires sur les tweets et les frasques du président américain Donald Trump. Mais plutôt que de se coller le nez sur la fenêtre de l'actualité, il est bon de prendre un pas de recul et de revenir sur la question, qui est loin d'être vidée, de l'incapacité des médias et des sondeurs à entrevoir la victoire de Trump aux élections présidentielles de novembre 2016.

Le problème de la précision des sondages électoraux, mis en lumière notamment par la défaite d'Hillary Clinton aux présidentielles américaines, n'est peut-être pas celui que l'on pense. Le sondage mesure quelque chose, mais cette « chose mesurée » doit être interprétée prudemment et avec beaucoup de réserves. Surtout lorsqu'il s'agit de projeter les résultats d'un sondage (s'appuyant sur un échantillon d'environ 1000 personnes) sur toute une population, mais aussi de prédire l'avenir avec certitude. Le fiasco du panel de Radio-Canada qui couvrait l'élection américaine, où l'on donna Clinton faussement gagnante d'entrée de jeu, est un bel exemple de cela.

Ces deux précautions ne sont jamais mises en application lorsque les sondages sont présentés avec un excès de confiance dans les médias. Ces derniers, et les sondeurs, sont alors surpris que la complexité du réel invalide ces mêmes sondages (où l'on contrôle artificiellement un nombre très limité de facteurs comme l'âge, le genre, le salaire des personnes sondées). Du coup, les médias et les sondeurs passent beaucoup trop de temps assis confortablement en studio à commenter les sondages et à prédire l'avenir, et pas assez sur le terrain à enquêter sur les enjeux qui comptent vraiment pour l'électorat.

Michael Moore, qui a parcouru les États ouvriers du Nord-Est américain (Rust Belt) pour parler avec ses habitants, a pu dès lors prédire que la Rust Belt avait de bonnes chances de passer dans le camp du candidat républicain et populiste Trump en 2016. On ne peut se contenter de raccourcis technologiques pour appréhender le monde social, il faut revenir à une vérité anthropologique essentielle : observer, écouter et parler aux personnes que l'on veut comprendre sans arriver avec nos idées préconçues que l'on projette sur elles. Toutefois, cette démarche est coûteuse. Les maisons de sondage demeurent des entreprises souhaitant maximiser leur profit, tandis que les médias veulent simplifier la réalité à quelques données quantifiables et ne connaissent pas les limites des sondages électoraux.

Les médias, plutôt que courroie de transmission entre le pouvoir politique et la société civile, ne sont alors que des transmetteurs d'idées et de valeurs à sens unique, du haut vers le bas de la société. Les médias sont alors des institutions qui participent à la domination des classes supérieures et non pas des chiens de garde de la démocratie, comme le prétend une narration idéaliste et autojustificatrice propagée par les journalistes mêmes. Généralement, le ronron de cette élitiste machine politico-médiatique n'est pas perturbé, mais il y arrive que le peuple n'y trouve pas son compte et qu'il sorte de son inertie pour dire non aux élites. Sondeurs, médias, élus traditionnels sont alors en déroute et se questionnent : « Mais que se passe-t-il ? »

Plutôt que de critiquer ponctuellement les sondages électoraux, c'est toute notre conversation démocratique qu'il faut revoir, car elle n'est ni égalitaire ni ouverte.

Si le thème du changement est autant récurrent en politique, c'est parce que ce statu quo élitiste est en dissonance avec l'idéal égalitaire démocratique, pourtant brandi par ces mêmes élites au sommet de la hiérarchie. Il y a une contradiction fondamentale entre un omniprésent discours démocratique et le maintien de la même oligarchie au pouvoir. Lorsque l'économie ne va pas trop mal, qu'il n'y a pas de crise majeure pouvant être exploitée par un outsider populiste (et souvent démagogue en mobilisant les passions les plus basses comme la peur) qui se ferait le champion du peuple, les sondeurs voient juste. C'est-à-dire que les sondeurs mesurent, au mieux, l'effet et la rétention du discours des élites dans la population. Au pire, ils rendent compte que les gens ne contestent pas le discours dominant, par fatigue, par cynisme ou par désintérêt pour les guerres de palais.

Plutôt que de critiquer ponctuellement les sondages électoraux, c'est toute notre conversation démocratique qu'il faut revoir, car elle n'est ni égalitaire ni ouverte. Certains progressistes n'aimeront pas ce que le peuple dira au début (l'auteur de ces lignes le premier), mais il faut bien commencer quelque part. Depuis Alexis de Tocqueville jusqu'à Carole Pateman, les analystes nous rappellent constamment que le fait même de participer politiquement et de débattre dans une communauté constituent l'éducation à la citoyenneté par excellence. On ne naît pas avec un jugement politique sûr, on le développe par la pratique. Et lorsque l'organe politique chez les individus reste sous-développé dans une société libérale qui nous invite, depuis l'enfance, à la passivité civique et au bonheur privé, il est normal que les premières manifestations de cet organe soient erratiques et imprévisibles pour la machine routinière du pouvoir.

Le sociologue Pierre Bourdieu disait que « l'opinion publique n'existe pas », du moins tel qu'on la mesure et qu'on en parle. Je complèterais modestement son analyse en disant que « l'opinion publique » que mesurent les sondages électoraux existe en quelque sorte, c'est-à-dire qu'elle produit des effets et révèle un certain état de l'opinion des couches supérieures de la société. Mais cette « opinion publique » se trouve invalidée ponctuellement, quand le peuple refuse de rentrer dans le rang et met du sable dans l'engrenage de la machine du pouvoir.

C'aurait pu être le populiste progressiste Bernie Sanders qui récolte les fruits de cette révolte contre les élites, ce fut cette fois le populiste démagogue Trump. D'ailleurs, pour l'investiture démocrate, beaucoup de personnes qui soutenaient la candidature de Sanders ont refusé de soutenir aux présidentielles américaines la candidate officielle, la centriste Clinton. Comme le disait Moore, l'électorat ouvrier du Rust Belt, laissé-pour-compte dans le libre-échange mondialisé soutenu par la machine élitiste du pouvoir (incluant le Parti démocrate), a voulu emmerder cette dernière, qui n'a pas su lire sa colère.

Si les élites progressistes, comme les démocrates américains, ne sont pas à l'écoute d'un peuple peu mobilisé politiquement et ne défendent pas ses intérêts, en se contentant de se rassurer à coups de sondages, des désastres comme le Brexit ou l'élection de Trump nous guettent, et ni le Québec ni le Canada ne sont à l'abri. Pour mémoire, il faut se rappeler que l'Action démocratique du Québec de Mario Dumont avait passé bien proche de s'emparer du pouvoir en 2007, avec un programme populiste, démagogue et islamophobe qui dénonçait notamment les « accommodements déraisonnables ».

Ce qu'on ne sait pas ne nous fait pas de mal, dit faussement un certain dicton. Alors que le réel nous apprend plutôt que c'est justement ce que l'on n'appréhende pas, comme la misère psychologique et sociale ou l'analphabétisme fonctionnel ici et ailleurs, qui peut faire le plus de mal. Les sondages au service de la démocratie ? Non. Les sondages, tels qu'ils existent, desservent au contraire la démocratie et contribuent à notre aveuglement collectif. Le sondage est plutôt un nuage de fumée qui, au final, sert plus à rassurer et à simplifier le monde qu'à véritablement chercher à le comprendre, dans toute son étrangeté, sa violence et sa diversité.

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