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L'imaginaire social libéral et la récompense des «meilleur-e-s»

La possibilité que le gouvernement péquiste régisse la rémunération des recteurs et des rectrices relance un débat constant de notre modernité néolibérale qui s'appuie sur cette «règle universelle» voulant que les meilleurs salaires attirent les «meilleurs cerveaux». Cette «loi de l'économie» prend pour acquis cette idée utilitariste selon laquelle l'être humain est motivé par son simple intérêt personnel.
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La possibilité que le gouvernement péquiste régisse la rémunération des recteurs et des rectrices relance un débat constant de notre modernité néolibérale qui s'appuie sur cette «règle universelle» voulant que les meilleurs salaires attirent les «meilleurs cerveaux». Cette «loi de l'économie» prend pour acquis cette idée utilitariste, inhérente à notre imaginaire social libéral, que l'être humain est motivé par son simple intérêt personnel et qu'au terme d'un calcul coûts/bénéfices, il optera pour l'option la plus conforme à cet intérêt.

Nous ne serions ainsi qu'égoïste, ambitieux et calculateur. Triste conception de la «nature» humaine, si une telle chose existe. Pourtant, c'est bien cette vision pessimiste de l'être humain qui est constamment véhiculée pour défendre les salaires faramineux de notre élite financière dont les actions minent constamment l'économie réelle, celle qui ne se passe pas virtuellement sur des écrans d'ordinateur, mais requiert que des hommes et des femmes réalisent quelque chose de tangible. C'est aussi cet argument usé à la corde que nous ressort périodiquement les recteurs et rectrices du Québec pour justifier leur salaire élevé, ceux-ci et celles-ci se pensant en compétition dans un marché canadien voire nord-américain

Inutile de dire que de nombreux facteurs de nature différente influencent constamment les choix que l'on fait dans nos carrières et dans nos implications politiques au sens large. À titre d'exemple, on peut rapidement penser à des facteurs psychologiques (est-ce que je me sens à la hauteur?; suis-je épanoui-e?), économiques (quel est le salaire suffisant pour combler mes besoins?), idéologiques (est-ce que mes valeurs sont compatibles avec tel occupation?), professionnels (ai-je les aptitudes?), géographiques (est-ce que j'accepte de déménager pour cette occupation?), linguistiques (est-ce que j'accepte de travailler dans cette langue seconde?). La liste et les questions qui lui sont liée pourraient s'égrainer longuement.

Je suis d'ailleurs un adepte des bas salaires privés, mais de l'existence de biens collectifs et publics plus importants.

Je m'explique.

Pour occuper le poste de recteur, disons de l'UQAM, je ne veux pas «le meilleur attiré par le meilleur salaire» ou «la meilleure attirée par la meilleure rémunération». Je veux plutôt la personne qui soit la plus qualifiée, mais aussi la plus passionnée par cette occupation, une personne qui choisira d'abord la fonction, ensuite, accessoirement, le salaire, et non l'inverse. Une personne dont la rationalité instrumentale la pousse à vouloir d'abord un niveau de vie, puis une fonction, je n'en veux pas, elle peut passer son chemin.

Pourquoi?

Inévitablement notre conception du monde teinte nos actions que nous justifions «rationnellement» et «objectivement», et teinte aussi la perception que nous nous faisons des autres. Un recteur ou une rectrice d'université cherchant d'abord le prestige, le pouvoir et les gros sous «gèrera» une université de façon corolaire. En effet, cette personne s'entourera de collaborateurs et de collaboratrices doté-e-s d'une même approche utilitariste, orientera l'université pour qu'elle s'inscrive dans un «marché mondial» des étudiant-e-s, inscrira le développement de l'université dans une dynamique de marché, et percevra les études universitaires comme un «bien» vendu à des «acheteurs» et des «acheteuses» qui «investissent individuellement» pour recevoir un «dividende» plus grand lorsqu'ils et elles intégreront le marché du travail.

Je ne cherche pas à nier que l'université doive ultimement former des étudiant-e-s pour que ces personnes puissent trouver leur place dans la société, que ce soit comme enseignant au cégep, comme médecin ou comme gestionnaire d'entreprise. Mais, pour bien remplir ces rôles de façon non mécanique, une certaine dose de pensée critique est nécessaire à la fois pour repérer les erreurs d'une pratique consacrée, faire avancer cette pratique, mais aussi pour être capable de faire un bilan de nos actions. Et, puisque l'économie ne résume pas notre appartenance collective (comme le pense Milton Friedman ou Margareth Thatcher), cette pensée critique, une fois développée dans un domaine précis, peut aussi se déployer dans la sphère politique qui, qu'on l'accepte ou non, parcourt et lie nos vies. Pour un ingénieur, évaluer de façon critique la façon nous construisons nos routes au Québec, ou pour un citoyen, se questionner sur la bonne façon pour un gouvernement de régler le problème des urgences surchargées, relève du même muscle cérébral. Mais cet ingénieur et ce citoyen sont une et même personne, et l'action du premier a aussi une dimension politique: s'il agit de façon routinière dans sa pratique, sans se poser de question, et que cela engendre des coûts supplémentaires au trésor public, il s'ensuit que l'allocation des ressources publiques en est affectée.

Il faut donc remettre en question l'idéologie méritocratique et utilitariste voulant que les meilleurs salaires attirent les «meilleurs cerveaux», et que cela est bénéfique pour l'ensemble de la société. En fait, cette «loi de l'économie» cristallise les rapports de domination en «récompensant», par l'octroi de haut revenus et de pouvoir symbolique, les individus déjà favorisés en termes de capital culturel et économique. De plus, elle prend pour acquis que l'égalité juridique des personnes les met toutes sur un pied d'égalité dans la «course à la réussite». Seulement, la tradition républicaine a là-dessus des enseignements précieux, à savoir que les disparités de richesse très grande détériorent la vie publique, divisent la cité et dégradent un régime politique vers une oligarchie (soit le pouvoir des riches) où règnent l'ambition, l'égoïsme, l'esprit calculateur et l'amour de l'argent comme fin en soi.

Ainsi, il n'y aurait de démocratie ou de république, au sens fort du terme, qui soit possible sans une grande égalité de richesse entre les citoyens et les citoyennes, car l'égalité politique dépend à la fois de l'égalité juridique, mais aussi, nécessairement, d'une égalité réelle en termes de capitaux économiques et culturels. Comment peut-on parler du Québec comme étant un régime démocratique si près de 40 % de sa population est analphabète fonctionnel, c'est-à-dire que leur compétence linguistique se limite à pouvoir lire le texte d'une boîte de céréale? Il n'y aurait pas non plus de démocratie possible sans une certaine solidarité qui lie les citoyens et les citoyennes ensemble.

Or, pour la rhétorique libérale, chacun et chacune d'entre nous ne doive notre « réussite » qu'à nos propres moyens et nos propres efforts «individuels», donc notre propriété serait une production individuelle. Comme le disait John Locke, puisque je suis propriétaire de ma personne, je suis aussi propriétaire de toutes les choses que ma personne produit. Pourquoi dès lors les «individus» se sentiraient liés à un ensemble qui les dépasse? Et pourquoi accepteraient-ils de partager sans contrainte ces choses qui leur appartiennent de plein droit, car résultant de leurs efforts individuels? Le vieux Platon nous apprend quelque chose de fort à propos à ce sujet. Il explique dans La République que les citoyens et les citoyennes devraient uniquement recevoir leur éducation et leur subsistance de la cité, car cela les amènera à se sentir psychiquement lié-e-s et redevable à cette dernière. Car, si ceux-ci et celles-ci « s'y développent en effet de par leur propre initiative, sans l'agrément de [leur régime politique], [...] il est juste que ce qui se développe par soi-même, ne devant sa subsistance à personne, n'ait aucunement à cœur de payer à quiconque le prix de son entretien.»

Ainsi, valoriser publiquement les efforts personnels et la volonté individuelle menant à la réussite contribue à rendre réel l'existence d'un individu carburant à l'ambition et l'égoïsme. Les libéraux créent alors une prophétie autorélisatrice en nous disant que le lien social est fondé sur la volonté des individus, existant en dehors de tout cadre collectif, de se réunir pour protéger leur vie personée, leurs biens et leur liberté. Au contraire, si on prend en compte la socialisation et la subsistance reçue dans l'enfance, où nous sommes vulnérables, sans lesquelles nous n'existerions pas en tant qu'humain-e et citoyen-ne, on en arrive à une vision plus juste de ce qui fonde le lien social: «la cité se forme [selon Platon] parce que chacun d'entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de chose.»

En somme, si le ministre péquiste de l'Éducation supérieure, Pierre Duchesne, en appelle à contrôler le salaire de ceux et celles qui nous dirigent au sein de la cité universitaire, je dis qu'il s'agit d'un pas dans la bonne direction. Mais, nous nous retrouvons toujours dans le même paradigme libéral récompensant les efforts «individuels» supérieurs de certain-e-s, et cela attirera encore le type de personnes ambitieuses et égoïstes qui minent notre appartenance collective. Si l'on suit la logique de Platon, le pas supplémentaire serait de donner exactement le même salaire aux recteurs et rectrices qu'ils et elles auraient droit en tant que professeur-e-s.

Même si Pierre Duchesne, en tant que souverainiste, valorise l'appartenance collective à la nation québécoise, il est aussi intégré à un imaginaire social libéral individualiste qui mine le lien social, donc qui travaille dans le sens contraire du projet péquiste. Ainsi, en tant que libéral, Pierre Duchesne défend cette «loi de l'économie» voulant que l'on récompense les «meilleur-e-s», il croit cependant qu'actuellement, cette récompense est disproportionnée.

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