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La culture n'est pas une entreprise

Ce que je dis à mes étudiants et ce que je dirai à un jeune aventurier de la culture, c'est que si son instinct lui dit d'y aller, c'est qu'il n'y pas d'autre chemin.
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La culture ne devrait pas être, et n'est pas, par son essence, une entreprise. C'est l'incarnation collective de l'essence de l'Humanité. Pour un individu, embrasser la culture en tant qu'acteur ou spectateur, c'est faire partie de cette humanité. La culture, donc, ne s'entreprend pas, elle est là et vous choisissez ou non d'être un maillon d'une chaîne qui vous dépasse.

Je suis violoniste, avec l'ambition d'être musicien. Vaste entreprise, me direz-vous! Dans un monde musical formaté par les industries et le marketing, je me suis retrouvé, il y a une dizaine d'années, à traverser le désert au sens propre du terme, dans le massif de l'Acacus, en Libye, zone aujourd'hui en proie aux kalashnikovs de la mauvaise foi.

Traversée du désert à la recherche du sens perdu de la musique. J'étais un jeune soliste avec un stradivarius, des agents, une maison de disque, une carte «fréquence plus» d'Air France bien remplie, et le cœur lourd et vide. Ma vie était tout ce qu'il y avait de plus glamour, je voyageais au bout du monde pour jouer en soliste avec des grands orchestres, je gagnais bien ma vie, et pourtant quelque chose ne tournait pas rond. Dans ce cas, on vous conseille d'aller vous allonger trois fois par semaine cher quelqu'un et de lui parler de votre mère. J'ai préféré marcher.

À l'issue de ce voyage, je me suis rendu compte que j'avais besoin de descendre de mon piédestal artificiel et de retrouver le chemin des autres, donc de la musique. Le monde de la musique classique fonctionne selon des règles figées depuis la fin du XIXe siècle, où les musiciens sont classés dans des rôles définis très tôt. Tout en haut les solistes, puis les chambristes, et enfin les musiciens d'orchestres, et tout en bas les plus importants, les professeurs. Au cours de mon apprentissage et de mes voyages je me suis vite rendu compte que les personnes de qualité pouvaient se trouver à tous les niveaux et que l'aliénation qui résultait de cette classification artificielle entamait dans toutes les catégories la plupart des êtres dans leur créativité artistique.

C'est ainsi que j'ai décidé de fonder les Dissonances, collectif de musiciens venus de toute l'Europe qui se cooptent les uns les autres par affinité pour jouer les plus grandes symphonies sans chef d'orchestre. Solistes, musiciens des plus grands orchestres, jeunes talents se retrouvent pour partager leur passion. J'étais persuadé que je tenais la solution et que le monde musical allait ouvrir grands ses bras pour accueillir cette merveilleuse idée.

Ce ne fut pas le cas, loin de là, et c'est ainsi que par la force des choses, je suis devenu «entrepreneur culturel».

Je suis devenu chef d'entreprise, au même titre que n'importe qui dans n'importe quel secteur d'activité. Paradoxalement, mon aspiration à une humanité généreuse et ouverte, quitte à renoncer à une position enviable, s'est heurtée à la réalité de notre société face à celui qui veut faire bouger les lignes.

Incrédulité, incompréhension, hostilité, mépris m'ont accompagnés pendant toutes ces années. Je n'avais que mon intime conviction et quelques amis sur scène et derrière la scène pour croire avec moi et me soutenir.

L'idée de rendre aux musiciens leur âme et leur créativité, de les libérer en les responsabilisant à l'extrême lors de l'interprétation d'œuvres complexes en allant jusqu'à des effectifs dépassant aujourd'hui les 75 musiciens sur scène, le tout sans chef d'orchestre, laissait ce monde sclérosé de glace.

Puisque tout le fétichisme commercial était établi sur la personnalité du chef d'orchestre, comment imaginer que le troupeau puisse avoir une conscience, un esprit, une vitalité propre?

Bref, tout était à construire et à prouver.

Nous avons construit étape par étape. Ce serait trop long et fastidieux d'énumérer les obstacles franchis. Aujourd'hui, nous fêtons nos dix ans... et le modèle fait école dans d'autres pays. Nous avons fondé depuis 10 ans une saison de concert pour les sans-abris à Paris, où viennent se produire gracieusement les plus grands.

Il a fallu trouver des sous, des amis, des mécènes, des banques, des sponsors... Grâce au soutien du Volcan au Havre et de son directeur Jean François Driant nous avons pu trouver un premier port d'attache puis l'opéra de Dijon, avec Laurent Joyeux nous ayant offert un écrin nous permettant d'enregistrer la plupart de nos disques produits aujourd'hui sous notre propre label multimédia. La philharmonie de Paris nous accueille fidèlement depuis des années, le public est nombreux, les médias sont touchés par notre histoire, nos concerts sont diffusés sur toutes les radios, les films des concerts passent dans de nombreux pays. Aujourd'hui, les Dissonances voyagent dans toute l'Europe et bientôt en Asie et aux Amériques.

Cette entreprise est avant tout une aventure humaine, une histoire de conviction. Notre société, aussi bloquée et étrange soit elle, est peuplée de gens extraordinaires capables d'agir là où les institutions sont paralysées, de gens capables de s'engager pour des convictions là où les politiques n'en ont pas, et puis le vent tourne. Ce que je dis à mes étudiants et ce que je dirai à un jeune aventurier de la culture, c'est que si son instinct lui dit d'y aller, c'est qu'il n'y pas d'autre chemin. Le monde a besoin d'amour et cet amour doit trouver sa voie.

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

En 2016, pour la première fois, les 8e Rencontres internationales du Forum se tiennent à Bordeaux, dans le cadre prestigieux du Grand Théâtre, les 31 mars et 1er avril, sur le thème «Entreprendre la culture».

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