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L’esthétique de la violence

Comme c’est le cas pour l’injection létale, les nouveaux aménagements hostiles reflètent une image qui voile toute la violence dont ils sont la cause.
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Warchi via Getty Images

Étant jeune, j'ai été profondément marqué par le film La ligne verte (The Green Mile, 1999). Bien que ce film regorge de moments bouleversants et de performances exceptionnelles, une scène en particulier est restée gravée dans ma mémoire d'enfant : l'exécution ratée d'Eduard Delacroix.

Pour ceux qui n'auraient jamais vu cette scène, on y voit Delacroix, un condamné à mort, brûlé vif sur la chaise électrique et agonisé lentement parce que la procédure d'exécution n'a pas été respectée. Le carnage se déroule devant le regard terrifié du public venu assister à l'exécution.

Masquez cette violence que je ne saurais voir

Aujourd'hui, les techniques de mise à mort occidentales se sont raffinées. En effet, les institutions carcérales qui pratiquent toujours l'exécution ont travaillé, dans les dernières décennies, à adoucir la mise en scène de ce spectacle macabre.

Comme l'analyse David GarlandGarland, David, 1991, « A Sociological Perspective on Punishment », Crime and Justice, vol. 14, pp. 115-165), la mise à mort des condamnées prend aujourd'hui moins l'apparence d'une exécution que d'une procédure médicale : sarrau blanc, injection de médicaments, analyse des signes vitaux, etc.

En fait, comme l'a montré Norbert EliasElias, Norbert, 1939, The Civilizing Process: Sociogenetic and Psychogenetic Investigations, Éditions Wiley-Blackwell, 592 p.), au cours des derniers siècles, la civilisation occidentale a progressivement développé un dégoût pour la vue dans l'espace public du sexe, de la violence, des déchets corporels, de la maladie et de la mort. Ainsi, si l'on utilise l'injection létale plutôt que l'électrocution, la pendaison ou la décapitation, ce n'est pas par compassion pour les condamnés, mais pour éviter de trop choquer nos sensibilités modernes.

La procédure n'est pas moins violente, mais cette violence nous offusque et nous dégoûte moins parce qu'elle nous parait plus civilisée, plus propre et plus humaine.

Une société aseptisée

Ce processus de « civilisation » de la violence et d'aseptisation de l'espace public ne se limite pas à la peine de mort : il fait partie de notre quotidien.

Par exemple, en 2014, un édifice commercial montréalais avait déclenché une forte polémique en installant des pics en métal sur le bord des vitrines afin d'empêcher les personnes en situation d'itinérance de s'y installer pour mendier ou pour dormir. La réaction avait été si forte et si unanime face à cet « aménagement hostile » qu'il a été rapidement retiré.

Pourtant, on apprenait dans les derniers jours que la multiplication des aménagements hostiles s'est poursuivie à Montréal depuis cet incident. En effet, plutôt que d'installer des pics métalliques, on installe des accoudoirs supplémentaires au milieu des bancs publics afin d'empêcher les gens de s'y coucher.

Si ces dispositifs paraissent moins agressifs et heurtent moins les sensibilités des citoyens, l'objectif et le résultat sont les mêmes : l'exclusion des personnes en situation d'itinérance de l'espace public.

Comment ne pas y voir une société qui refuse de poser les yeux sur ces populations en contexte de vulnérabilité et aux prises avec différents problèmes de pauvreté, de maladie et de toxicomanie?

Comment ne pas percevoir dans cette situation une forme d'aseptisation de l'espace public? Comment ne pas y discerner une forme de nettoyage social, où l'on rejette le plus loin possible les indésirables qui salissent la beauté du paysage? Comment ne pas y voir une société qui refuse de poser les yeux sur ces populations en contexte de vulnérabilité et aux prises avec différents problèmes de pauvreté, de maladie et de toxicomanie?

La réponse à ces questions est d'autant plus choquante qu'elle est banale : l'esthétique. Comme c'est le cas pour l'injection létale, ces nouveaux aménagements hostiles reflètent une image qui voile toute la violence dont ils sont la cause.

Lever le voile

Ces exemples, auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres, mettent en lumière un élément qu'il ne faut pas oublier : si autant d'efforts sont mis pour éviter de heurter les sensibilités des citoyens, c'est bien par peur que l'indignation collective se transforme en contestation.

Pour déjouer ces stratégies et lutter contre les formes de violences qu'elles nous empêchent de voir, nous devons apprendre à tendre l'oreille : ceux et celles qui subissent ces violences voilées sont les mieux placé(e)s pour dénoncer leur véritable nature, pour peu qu'on prête attention à leur voix.

Avril 2018

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