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«Poutine Week»: le nerf endormi de l'orgueil

«La Poutine Week» aurait été conçue par un curieux castor canadien bicéphale, dont une des têtes entamerait chaque phrase en français pour laisser l'autre la terminer en anglais.
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Oui cher lecteur, il est enfin temps d'écumer les restaurants de La Belle Province (prononcer avec un accent de CBC) en quête de la toison d'or de la poutine. Week est la poutine, et Poutine est la Week! C'est ainsi que l'on célèbre dans la patrie du consommateur francofun, qui à bien y penser, s'y entend peut-être plus en party qu'en patrie. Qu'à cela ne tienne, amateur de poutine, mon frère, car ce petit coup de marteau que voici devrait réveiller en toi quelque chose comme un vieux réflexe évanoui. Ou un vif ressentiment à mon égard. C'est à toi de voir.

«La Poutine Week» aurait été conçue par un curieux castor canadien bicéphale, dont une des têtes entamerait chaque phrase en français pour laisser l'autre la terminer en anglais. Fier de ce bilinguisme, il s'est dit qu'il faudrait désormais bilinguiser la poutine en vertu de ses deux têtes qui ne peuvent souffrir une seule syntaxe, la première tête, on s'en souvient, ne pouvant s'exprimer complètement sans le support de la deuxième.

Le lecteur avisé aura compris que ce castor ne se retrouve dans aucun zoo de la Confédération, mais peut s'observer dans le comportement de plus d'un brave citoyen d'ici qui se découvre parfois bien involontairement une deuxième tête, son double anglais intérieur, qui lui apprend qu'en raison d'un drôle d'effet de translation d'un océan à l'autre, la Semaine de la Poutine devrait plutôt s'intituler «La Poutine Week». Telle est la belle unité canadienne que nous vendent les Brad Wall, Rick Mercer et Philippe Couillard de ce monde.

Cette «bilinguisation» sordide et absurde de notre mets national lui suggère en réalité une filiation mensongère au fait canadian et nie de facto son identité typiquement québécoise. Le lecteur sourcille: «Le fait canadian? Ne serais-tu pas un sécessionniste, toé? On fait pas tous partie de ce beau grand pays?» Laissons donc cette déclaration de Na'eem Adam, co-fondateur de «La Poutine Week», lui répondre: «It can be argued that it's our national dish, so why keep it all in Quebec? That's not fair.»

Quoi de plus canadian en effet que la poutine? Quel nom plus anglais? De nos jours, il est vrai, tout est anglicisible. Voilà qui rend les choses plus simples. Nous, nous avons l'OQLF, qui s'épuise à forger des néologismes français, alors que dans «nos» Rocheuses, ils n'ont qu'à tendre le bras pour se chausser de ce qui est à leurs pieds. C'est ainsi que l'on fait partie du Canada: en renonçant à ce qui nous caractérise pour le profit d'autrui. «Soumission culturelle» est une expression qui ne me semble pas trop forte pour rendre compte de ce phénomène.

Aux Albertains et aux Manitobains donc la propriété et l'influence de ce plat, les Québécois étant par trop égoïstes de s'en attribuer les lauriers. On voit encore que pour un plombier de Thunderbay, tout comme pour un cardiologue de Halifax, le Québec n'a pas droit à la distinction, en vertu de son statut de province-comme-les-autres.

Car si au moins les ceux de Toronto ou les ceuses de Vancouver se contentaient d'emprunter la poutine en l'adaptant à leur goût, tout comme ce qu'on a fait de la pizza ou du burger, on n'y verrait qu'un légitime emprunt: «Nous, Québécois, vous offrons la poutine: c'est de nous, goûtez au Québec, vous penserez à nous!» Mais non! Il faut, par absence d'amour-propre, ramper complaisamment à leurs pieds en disant: «Prenez, c'est à vous maintenant: ce sera canadien, goûtez-y, vous penserez à vous!»

Nous voici en présence d'un genou bien engourdi à qui l'on administre en vain un coup de marteau sur le ligament rotulien et dont les réflexes nerveux sont inhibés du fait d'un mépris et d'une indifférence résolus envers ce qui fait de lui plus qu'une simple articulation pliable et dépliable, à l'image d'un portefeuille.

Et voilà notre audacieux restaurateur et ses hordes de consommateurs enthousiastes et sans personnalité nationale applaudissant triomphalement, le visage barbouillé de porc effiloché, ce qu'ils considèrent de l'ouverture sur le tout-anglais. Il ne leur viendrait jamais à l'esprit que comme on nous reconnait si peu de traits distinctifs, il serait normal d'en défendre l'intégrité: c'est qu'ils ne vivent pas à l'intérieur d'une nation, mais plutôt d'une zone commerciale et douanière que l'on franchit pour accéder à d'autres pays authentiques avec leur culture et leur patrimoine bien valorisés et convoités, mais respectés. De jeunes citoyens certes ouverts sur le monde, sur l'ailleurs, mais comme aucune génération avant la leur, résolument fermés non pas sur eux-mêmes, mais envers eux-mêmes. Quand nos réflexes nationaux sont endormis, c'est beaucoup plus facile de laisser à d'autres le soin de voir à la gestion de notre propriété.

Mais j'entends qu'on s'irrite, qu'on tabarnacle avec condescendance mais un bon fond d'indignation vexée contre ma vision bornée de colon sédentaire et ma propension outrancière à l'hyperbole: «À quoi bon pousser ces cris d'orfraie: c'est juste de la poutine! Parts-moé pas sur le vol culturel!»

Le lecteur est avisé: certes, j'exagère. Le génocide culturel n'est pas pour demain. Il ne sera même pas annoncé par Trudeau Junior et la princesse Sophie à la Fête du Canada. J'exagère, parce que je ne peux traiter à la fois de toutes ces petites usurpations et de tous ces petits grapillements de notre intégrité nationale qui forment, une fois additionnés, une jolie mosaïque d'injustices bien réelles et bien pernicieuses, à laquelle on devrait rendre honneur au Musée canadien des droits de la personne.

Le lecteur me permettra en outre de porter à son attention le fait que quand la BBC classe la poutine parmi ses «top food trends of 2015», sa charge symbolique ne se limite pas au torche-alcool pour buveurs attardés.

Pourquoi d'ailleurs une petite injustice (même si je considère que la canadanisation bruyante de la poutine n'est pas une petite affaire pudique) serait-elle moins inacceptable qu'une injustice de grande envergure? Faudra-t-il que les nobles citoyens de Westmount recommencent à nous donner du «speak white» pour nous réapprendre le réflexe de l'orgueil? Faudra-t-il que Trudeau fils envoie l'armée canadienne pour nous rappeler qu'elle n'est peut-être pas seulement apte à nous défendre? Les esprits les plus subtils auront compris, encore une fois, que j'exagère. À moitié.

Ce n'est pas en effet qu'il faille talocher notre front glorieux ni porter l'épée pour autant: la poutine n'est pas notre seul trait national, et le Québec continuera à créer des artéfacts originaux qui lui ressemblent.

Ce qui est alarmant, c'est qu'on semble persister à se convaincre que le citoyen québécois est une persona non grata dans le monde, en vertu du fait que l'Amérique du Nord jure et pète en anglais jusqu'en Chine et qu'un Québec qui sacre et rote jusqu'en Inde serait dérisoire, voire fort trivial.

Bref, d'ici quelques années, ne vous surprenez pas si vous revenez des «vieux pays», une rage de poutine au ventre, puis fondez sur le premier snack bar en vue à l'aéroport Trudeau, et qu'on vous sert, pour le double du prix du Ashton, une poutine à l'ontarienne affublée d'une appellation qui ne tient ni de l'anglais ni du français, du genre «La Canadian poutine», chapeautée d'une jolie feuille d'érable. C'est qu'on aura pensé à vous, qui thinkez big et êtes-z-«open sur le world».

Bonne semaine commerciale et canadienne de «La Poutine Week».

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