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Quand on a rédigé des textes de nouvelles internationales pendant quelques années, on a développé une certaine carapace. Certains appellent ça du cynisme ou de l'humour noir; d'autres vous diront que c'est un mécanisme de défense tout ce qu'il y a de plus naturel. Mais quand j'ai visité Hiroshima, en octobre dernier, je me suis retrouvé graduellement déstabilisé, jusqu'à ce qu'on tire carrément le tapis de sous mes pieds.
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J'aime l'histoire et je visite des musées qui s'y consacrent - avec intérêt, mais aussi, souvent, avec un certain détachement. La misère du monde est suffisante aujourd'hui sans porter en plus les souffrances passées de l'humanité. Et quand on a, en plus, rédigé des textes de nouvelles internationales pendant quelques années, on a développé une certaine carapace qui favorise ce détachement (certains appellent ça du cynisme ou de l'humour noir; d'autres vous diront que c'est un mécanisme de défense tout ce qu'il y a de plus naturel). Mais quand j'ai visité Hiroshima, en octobre dernier, je me suis retrouvé graduellement déstabilisé, jusqu'à ce qu'on tire carrément le tapis de sous mes pieds.

C'est probablement parce que c'est arrivé progressivement que je ne m'en suis pas tout de suite rendu compte. Les sites dédiés à la mémoire des victimes de la première attaque nucléaire de l'histoire de l'humanité se trouvent presque tous dans le secteur de l'hypocentre - « sous le centre » - l'endroit au-dessus duquel la bombe a explosé. Le premier est le Dôme de Genbaku, à l'origine Palais d'exposition industrielle de la préfecture d'Hiroshima. C'est l'un des seuls édifices dans le secteur à ne pas avoir été complètement rasé. L'escalier de métal déformé témoigne de la chaleur dégagée par l'explosion.

À moins de 500 mètres du Dôme se trouve le Musée du mémorial pour la paix d'Hiroshima. C'est en m'approchant de ce musée que j'ai été abordé par un groupe de quatre ou cinq écoliers japonais en uniforme (c'est comme ça là-bas ; les écoliers portent un uniforme). Ils avaient l'air d'avoir environ 10 ans - le même âge que mes élèves norvégiens. Avec un sourire timide, le leader du groupe me dit bonjour, en anglais, et me demande si je veux répondre à quelques questions. Je me prête au jeu. Ils ont l'air seuls. Je cherche leur enseignante du regard. Elle est là, en retrait d'une dizaine de pas, qui les observe avec un regard bienveillant. Les questions sont anodines - D'où venez-vous ? Que pensez-vous du Japon ? Pourquoi êtes-vous venu ? - mais l'application à la tâche de ces enfants est admirable. Les questions figurent sur une feuille, en anglais, mais aussi en symboles Katakana, que les Japonais utilisent pour la translittération de mots étrangers. C'est sur cette feuille que sont notées avec soin mes réponses, parfois au terme d'une courte discussion en japonais entre l'intervieweur et l'élève qui joue le rôle de secrétaire. Quand l'entrevue est terminée, ils me donnent un petit sachet contenant trois oiseaux en origami. Mignon comme tout. C'est bien vrai, c'est Japonais, l'origami.

Je fais une cinquantaine de pas et un autre groupe d'élèves m'approche, plus âgés et un peu plus nombreux. Même genre de rencontre. Même genre de questions. Même genre d'enseignante qui surveille l'échange en retrait. Mais comme ils sont plus âgés et qu'ils comprennent l'anglais un peu mieux, je leur demande quel âge ils ont. Ils ont tous treize et quatorze ans. Nouveau cadeau de trois oiseaux en origami. Ça doit être une tradition.

Ensuite vient le musée. C'est tellement facile de se perdre dans des chiffres trop gros pour être vraiment concrets quand on parle d'un événement comme celui-là. 70 000 morts le jour de l'explosion. 70 000 morts par la suite à cause des blessures ou de la radiation. Mais le musée contourne cette difficulté en racontant l'histoire de personnes. De nombreuses personnes. Beaucoup de jeunes adolescents. Treize ou quatorze ans (tiens, comme ceux que je viens de rencontrer). La première personne dont me parle mon audioguide était à un « site de démolition d'édifice ». Étrange. La deuxième aussi. La troisième aussi, et toujours aussi jeune. Mais qu'est-ce qu'ils avaient, les Japonais, à envoyer de jeunes ados démolir des immeubles au centre-ville d'Hiroshima. L'audioguide me répond, comme s'il avait entendu mon interrogation interne. Pour mieux contenir les flammes en cas d'attaques aux bombes incendiaires conventionnelles, on démolissait des rangées complètes d'édifices. Un peu comme quand on coupe des arbres pour couper la route à un feu de forêt. Et s'ils étaient si jeunes, c'est parce que les adultes étaient occupés à faire autre chose. C'est ça, la guerre totale.

La tâche de démolition était bien trop grande pour les seuls enfants du centre-ville, cela dit, ce qui fait que plusieurs d'entre eux venaient de la banlieue. Ils avaient quitté leurs parents ce matin-là pour aller faire leur devoir de contribution à l'effort de guerre. Dans bien des cas, leurs parents, qui n'étaient pas au centre-ville, leur ont survécu. Ces parents ont cherché pendant des jours la moindre trace de leur enfant. Et quelques-uns ont trouvé. Une sandale, une paire de lunettes, une boîte à lunch au contenu carbonisé; un objet auquel s'accrocher quand son enfant a été pulvérisé. Ce sont ces objets et ces histoires qui sont présentés au musée.

J'ai le souffle un peu court. Pauvres enfants. Pauvres parents. J'aperçois une grande cloche de verre avec en dessous des dizaines de minuscules oiseaux en origami, identiques à ceux que je viens de recevoir, mais encore plus petits. J'apprends que ce sont en fait des grues, et qu'elles ont été fabriquées par une survivante du bombardement. Parfait : une histoire un peu plus légère pour me changer un peu les esprits.

Sadako Sasaki n'avait que deux ans le jour du bombardement. Quand elle en avait douze, elle a développé une leucémie, conséquence directe de l'exposition aux radiations. Hospitalisée, elle s'applique à fabriquer des grues de papier ; l'objectif est d'en faire mille parce que, selon une légende, son voeu de rétablissement serait alors exaucé. Elle en a fait 644 avant de mourir. Ses camarades de classe ont terminé celles qui restaient à faire pour elle. Des enfants du même âge environ que ceux que je venais de rencontrer. Du même âge que mes petits Norvégiens. Je sors du musée bouleversé. Comme quand on se réveille après un cauchemar.

À Hiroshima, 70 ans plus tard, la vision de cauchemar c'est que cette arme soit utilisée à nouveau. Et avec un stock mondial de plus de 15 000 bombes nucléaires, c'est une possibilité épouvantablement réelle.

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