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La responsabilité sociale d'entreprise: un danger pour la démocratie?

Des scandales tels que ceux des effondrements des usines textiles au Bangladesh confrontent épisodiquement la société au problème des "responsabilités sociales" de ses entreprises.
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Ce billet a été publié dans le cadre de l'opération Têtes Chercheuses lancée par le Huffington Post France. Celle-ci permet à des étudiants ou chercheurs de grandes écoles, d'universités ou de centres de recherche partenaires de promouvoir des projets innovants en les rendant accessibles, et ainsi participer au débat public.

Des scandales tels que celui du Rana Plaza au Bangladesh confrontent épisodiquement la société au problème des "responsabilités sociales" de ses entreprises. Les termes de ce problème sont simples. Nonobstant des contributions évidentes au bien commun (revenus, production, innovation, connaissances...), la poursuite par les entreprises de leurs intérêts commerciaux heurte çà et là des valeurs et des intérêts collectifs de justice sociale, de santé publique, de préservation de l'environnement, ou encore de démocratie et de souveraineté.

Or, par suite notamment du caractère transnational de l'activité des grandes entreprises et des problèmes qu'elles soulèvent, les institutions étatiques nationales peinent à gouverner ce rapport ambivalent entre entreprises et société. Dans ce contexte, un phénomène original se développe. Mêlant des initiatives privées et des dispositifs publics-privés de régulation "soft" (i.e. privilégiant l'incitation à la sanction), la responsabilité sociale d'entreprise (RSE) s'affirme et promet de réconcilier exigences économiques, sociales et environnementales. La création de directions du développement durable dans les entreprises, l'adoption de codes de conduite, la multiplication des partenariats entre entreprises et ONG, les initiatives sectorielles telles que le Responsible Care de l'industrie chimique, le Pacte Mondial des Nations Unies, la Fair Labor Association, ou encore la Stratégie 2011 de l'Union Européenne pour la RSE, sont quelques-unes des manifestations de ce phénomène.

Tandis que certains commentateurs voient dans la RSE un véhicule efficace de mise à contribution des entreprises au bien commun, d'autres sont plus sceptiques. Invoquant des écarts significatifs entre les principes affichés par les entreprises "socialement responsables" et leurs pratiques (entraves aux droits syndicaux, pollutions, capture des institutions publiques, évasion fiscale...), ils dénoncent une mystification voilant la nature prédatrice des formes contemporaines de capitalisme. Partant d'une insatisfaction vis-à-vis de ces lectures respectivement candide et réductrice du phénomène, notre recherche interroge les ressorts, la nature et les effets concrets de la RSE dans un contexte de transformation des rapports entre entreprises et société.

Notre enquête mobilise une étude sociologique approfondie du cas de l'Inde, un géant d'Asie en plein essor, où les entreprises privées deviennent les acteurs pivots de la stratégie de développement du pays. Le premier volet de l'analyse se situe à un niveau macroscopique. Une étude des rapports entreprises-société, que nous faisons remonter à la fin du 19e siècle, met en évidence les conditions d'émergence et les particularités historiques de la RSE en Inde. En bref, tandis qu'auparavant, un ensemble d'institutions sociales contenaient la recherche de profits par les entreprises au nom d'intérêts collectifs et de valeurs publiques jugés supérieurs, le rapport s'inverse à partir des années 1980.

L'adoption d'une stratégie nationale de développement misant sur l'expansion du secteur privé projette les entreprises comme architectes et agents supposés efficaces du progrès économique et social. Dans l'ensemble, les pouvoirs publics s'efforcent de modeler les institutions du pays (droit des sociétés, droit du travail, régulation environnementale...) en fonction des exigences des investisseurs, et la croissance économique devient l'alpha et l'oméga des politiques publiques. Simultanément, les entreprises tendent à focaliser leurs opérations sur la recherche de performances financières. Cette configuration est peu propice à la prise en compte de valeurs et d'intérêts collectifs contraires au développement des affaires: l'heure est à l'accumulation efficiente de capital plutôt qu'au compromis social. Or, les tensions générées par cette rupture de compromis alimentent des mobilisations sociales et politiques, qui s'efforcent de replacer les entreprises sous des contraintes de justice sociale, de santé publique, de préservation de l'environnement et de démocratie. La RSE émane de cette tension. Déployée par les entreprises et d'autres acteurs conquis à leurs intérêts, la RSE vise à désamorcer les mobilisations contestataires gênant le développement de l'activité économique. En ce sens, la RSE est une ressource stratégique pour les entreprises, et non une contrainte porteuse de "responsabilisation".

Des enquêtes réalisées dans l'industrie du ciment, notamment sur trois usines opérées par Lafarge au Chhattisgarh (État du centre-est) et en Himachal Pradesh (État du nord), complètent les observations macroscopiques. Conduites auprès des acteurs interagissant de part et d'autre de la frontière entre l'entreprise et son environnement social, ces enquêtes montrent comment les transformations évoquées plus haut se manifestent dans les dynamiques locales et, pour partie, en émergent. Les enquêtes exposent entre autres comment la RSE permet aux entreprises une meilleure gestion calculée des risques économiques issus des contestations que provoquent les ruptures de compromis social -recours en justice, durcissement des régulations contraignantes, désaffection des consommateurs, etc. Par exemple, le fait d'avoir un responsable "RSE" présent dans les sites de production permet de recueillir des informations précieuses sur l'état d'esprit des villageois avoisinant, et de prévenir de possibles mobilisations grâce à des actions ciblées. Ou encore, la mise en avant d'actions "RSE" peu coûteuses - quand elles ne sont pas directement bénéfiques - permet à l'entreprise de se mettre en scène comme une organisation sensible à la réalisation du bien commun, en ciblant les thèmes sur lesquels ses opérations sont mises en cause.

En définitive, cette recherche montre comment la RSE modifie les relations entreprises-société au-delà d'un simple "window dressing", sans pour autant réintroduire des considérations autres que les résultats financiers dans les entreprises. Grâce à la RSE, les entreprises cessent d'appréhender les mobilisations sociales et politiques contestataires que leurs opérations suscitent comme un danger, par définition extérieur et contingent. Ces mobilisations deviennent des paramètres de risques faisant l'objet d'une prise en compte stratégique et calculée. La nature instrumentale de la RSE soumet les performances de celle-ci vis-à-vis d'objectifs collectifs de développement durable à l'intérêt économique des entreprises. Cette analyse débouche sur une réflexion plus générale sur le rapport entre RSE, capitalisme et démocratie : à mesure que l'entreprise "citoyenne" s'impose via la RSE dans les dispositifs de régulation de l'activité économique, la production fondamentalement politique d'arbitrages entre accumulation de capital, justice sociale et préservation de l'environnement devient tributaire des dynamiques accumulatives du capitalisme, sur fond de pseudo-démocratie des "parties prenantes".

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La recherche à Sciences Po regroupe plus de 200 chercheurs et forme annuellement plus de 600 jeunes chercheurs. Basées sur le droit, l'économie, l'histoire, la science politique et la sociologie, les recherches conduites à Sciences Po sont résolument pluridisciplinaires.

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