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Un jugement aveugle sur le niqab

La cause qui oppose le journaliste Mihai Claudiu Cristea à un couple tunisien soulève de façon très vive la question de la liberté de presse. Les tribunaux doivent certes intervenir devant les dérapages possibles des médias, particulièrement quand il s'agit de tromperie ou de diffamation. Mais ce n'est manifestement pas le cas ici.
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Le 23 septembre dernier, la Cour supérieure a condamné le journaliste Mihai Claudiu Cristea à payer 7 000 $ en «dommages moraux» à un couple tunisien pour avoir publié, sans son consentement, la photographie de l'épouse en niqab. M. Cristea est éditeur et rédacteur du mensuel Les immigrants de la Capitale, qu'il a fondé en 2005 et qui informe sur tous les aspects de la vie des différentes communautés immigrantes de la ville de Québec.

En juin 2012, M. Cristea a publié un article où il décrit l'émoi causé par la vue d'un niqab au marché aux puces de Sainte-Foy. Son texte était accompagné d'une photographie de la femme en voile intégral en compagnie de son mari. La lecture de l'article ne révèle aucune intolérance, le texte soulignant seulement le choc culturel causé par le niqab dans une société non musulmane; quant à l'identification des personnes photographiées, elle s'avère pratiquement impossible. Comme l'a écrit François Bourque, chroniqueur au Soleil et ancien président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, le reportage incriminé est «sobre et factuel» et «n'incite pas à la haine, au mépris ou à l'intolérance»; au sujet de la photo, le même journaliste affirme que «sauf pour des proches, il semble impossible de reconnaître la femme et difficilement son conjoint» (Le Soleil, 30 janvier 2013).

Le juge de la Cour supérieure a pourtant donné raison aux deux poursuivants et a estimé que M. Cristea a commis une faute en portant atteinte à la vie privée du couple musulman. Il a retenu le point de vue des poursuivants qui prétendaient que les membres de leur communauté pouvaient les reconnaître parce que la femme voilée était accompagnée de son mari et que ceux-ci savaient qu'elle portait le voile intégral. De plus, aux yeux du juge, M. Cristea «n'a pas réussi à démontrer que l'intérêt public justifiait la publication de la photographie» et que «l'article en question pouvait facilement être écrit sans nécessiter d'y juxtaposer la photo». Le tribunal a invoqué l'intérêt public, car c'est un critère qui a été établi par la Cour suprême pour préserver le droit du public à l'information et limiter, en vertu de la liberté d'expression, le droit au respect de la vie privée ainsi que le droit afférent au respect de l'image de la personne.

On peut s'étonner de cette décision de la Cour. D'abord, la question de l'identification des personnes est fort discutable: le niqab n'entraîne-t-il pas en effet l'occultation complète de l'individualité? En outre, selon le juge, la publication de la photographie n'était pas d'intérêt public. Or, le sujet traité, le port du voile intégral, est d'une grande actualité et anime de nombreux débats tant au Québec qu'ailleurs dans le monde. Publier une photo d'une femme en niqab en complément d'un article qui porte justement sur le voile intégral afin de montrer aux lecteurs d'un journal que cette réalité existe bel et bien dans leur milieu, n'est-ce pas tout à fait fondé sur le plan journalistique? Enfin, le juge n'a pas tenu compte du fait que la photographie a été prise dans un espace public et non dans l'intimité d'une résidence privée. La femme musulmane, en se présentant au marché aux puces en niqab, devait savoir qu'elle quittait la sphère privée et qu'elle s'exposait ainsi aux regards et au jugement d'autrui. Elle aurait dû accepter toutes les conséquences de ce geste qu'elle a posé volontairement au sein d'une collectivité peu habituée à ce genre d'habillement.

En fait, le juge a retenu surtout l'argument du non-consentement, négligeant les aspects sociaux du litige. C'est là une tendance forte de nos tribunaux d'aujourd'hui, qui, en vertu de la prédominance qu'ils accordent aux chartes des droits de la personne, en sont arrivés à évacuer la perspective sociale au profit de la seule perspective individuelle.

Cette cause soulève de façon très vive la question de la liberté de presse. Les tribunaux doivent certes intervenir devant les dérapages possibles des médias, particulièrement quand il s'agit de tromperie ou de diffamation. Mais ce n'est manifestement pas le cas ici. Le juge s'est permis, dans cette affaire, de condamner le travail d'un journaliste qui avait pourtant écrit un texte d'intérêt public dans un style très respectueux et avec une photo des plus pertinentes. Comme l'a écrit François Bourque dans un autre article: «On note que [les] balises [établies par la Cour suprême] peuvent ouvrir la porte à une interprétation très restrictive de l'intérêt public. Ce n'est pas une bonne nouvelle pour les médias» (Le Soleil, 24 septembre 2014).

Nous avons fait la connaissance de M. Cristea et nous avons pu constater combien il était sensible aux dangers que comporte le communautarisme dans lequel les immigrants risquent de s'enfermer et à quel point il avait à cœur de favoriser avant tout leur intégration pleine et entière à la société québécoise. En guise de remerciement, nos tribunaux n'ont trouvé rien de mieux que de le condamner à 7 000 $ en «dommages moraux» au profit d'un couple musulman qui n'a pas hésité à afficher le niqab en public, vêtement sexiste que le premier ministre Couillard lui-même entend faire interdire en tant que signe d'«instrumentalisation de la religion pour des fins d'oppression et de soumission» (Le Devoir, 26 septembre 2014). Il faut encourager M. Cristea à faire appel pour que le bon sens prévale dans ce pays. Nous l'assurons de tout notre appui dans cette démarche.

Ce billet est cosigné par Claude Simard et Claude Verreault

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