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Le gars de la discipline

Pour la période estivale, je reviens à mes premiers amours : Flic et confidences. De petites histoires de police.
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Chalabala via Getty Images

Mon bureau est recouvert de paperasse, je ne sais pas pourquoi, mais ce matin on dirait que toute la ville vient déposer des rapports sur la pile déjà bordélique. Je tente de faire sortir les six détenus qui sont les résidus de la nuit dernière, car les nôtres ne tarderont pas à arriver.

-Pierre, veux-tu me faire ces copies s'il te plait !

-Le Xerox fonctionne mal sarg ! Le gars s'en vient...

Comme toujours, on est encore une fois paralysés par cette machine infernale. Cette photocopieuse doit avoir dépassé sa vie utile, depuis deux ans déjà. Alors, on attend les réparateurs.

Alors que je peste contre tout ça, Denis sort de son bureau avec un gros bonhomme à l'aspect revêche. Il tient une petite valise noire et contemple la scène comme s'il voguait au-dessus de tout ça.

-Claude, c'est le sergent R. de la discipline, il veut te parler.

Le gros homme ne souffle mot, comme s'il attendait que j'avoue une faute en le regardant dans les yeux. Se voulant coopératif, Denis, mon nouveau lieutenant, propose son bureau pour plus d'intimité.

-On ne va pas vous déranger.

Nous entrons donc dans le petit bureau du lieutenant, pas un mot n'a encore été dit. Je prends place et j'attends que l'autre sorte le plus lentement de l'ombre sa pile de papiers et ses stylos. C'est un vieux truc qu'ils utilisent pour imposer leur autorité : ''Démontrer qu'ils ont le contrôle.''

-Bonjour, je suis l'enquêteur R. de la discipline.

-Ça, je sais...

Oups, il me regarde avec réprobation, je viens de l'interrompre dans sa tirade. Je souris gentiment pour m'excuser.

-Je suis ici, pour discuter du cas du constable G, dans l'affaire du

pauvre détenu qui fut battu.

-Ben... il n'a pas été battu et entre nous, il a un sacré culot.

Le bonhomme me regarde encore une fois avec réprobation, ce doit être son approche habituelle. Cette fois, fouillant dans la pile, il sort quelques feuilles photocopiées qu'il me présente.

-C'est votre signature?

-Oui...

-Vous faites exprès pour que ce soit illisible? Vous ne vouliez pas être reconnu ?

Cette fois, il me cherche ce con, je regarde l'homme comme si j'allais discuter avec un enfant.

-On va y aller lentement pour que tu puisses bien comprendre. J'ai une

feuille qui dit que je suis le sergent de poste ce soir-là. Une autre ou je

signe le registre, une troisième pour mon arrivée et mon départ. J'ai

aussi plus de soixante signatures sur des rapports différents et un peu

plus dans le livre des détenus et sur les enveloppes de ces détenus. Je

dirais pas loin de deux cents signatures pour la nuit. Tu penses

vraiment que je voulais passer incognito ?

Le gros homme ne bronche pas, c'est comme s'il ne voulait pas perdre le fil qu'il s'était tissé.

-Vous avez signé une promesse pour ce détenu, mais vous l'avez

envoyée au quartier de détention, c'est par racisme ?

J'attends quelques secondes avant de répondre. Son raisonnement ressemble plus à un résonnement.

-Tu en as d'autres comme ça ?

Cette fois, l'homme commence à perdre son air flegmatique. Il sent qu'il ne va pas m'impressionner comme ça.

-Vous savez que vous jouez votre carrière? Vous avez couvert de la brutalité policière et pire, vous y avez participé.

-Alors... T'as plus besoin de me parler, vas-y et porte les accusations.

Le sergent R. tente de reprendre sa contenance, il ne doit surtout pas perdre la face.

-Malgré ses graves blessures, vous n'avez pas envoyé l'homme à

l'hôpital, pourquoi?

-Ben... il était enragé, j'aurais perdu une équipe juste à le surveiller à l'urgence et

c'est ''Urgence Santé'' qui est venue. Tu dois avoir ça en filière.

Effectivement, fouillant toujours dans sa pile bien structurée, il me sort le papier du médecin.

-C'est marqué ici, que le patient devra être vu dans un hôpital.

Je lui enlève un peu trop brusquement la feuille des mains et je lis à mon tour.

-À sa sortie de détention et s'il le désire. Il aurait fallu que tu lises

toute la phrase !

Silence absolu. L'inquisiteur me dévisage avec colère, c'est aussi une tactique qui doit réussir avec les jeunes flics. Il ramasse une autre feuille de papier, le rapport du constable G..

-C'est vous qui avez signé ça ?

-Bien sûr, tu vois bien que c'est le même gribouillage.

Il est là à écrire tout ça, il faut bien tout noter pour pondre un rapport final. De mon côté, je trouve que tout ça s'étire lamentablement. Alors je me lève pour partir.

-Bon, c'est pas que je m'ennuie, mais si tu n'as rien d'autre à me dire, j'aimerais bien retourner dans mon capharnaüm.

-Je n'ai pas fini...

-Moi... Oui !

Arrivé à la porte, je me retourne une dernière fois.

-Heu... juste un mot... Toi pis ta gang, vous travaillez toujours de

jour, fins de semaines de congé. La nuit tu n'aimes pas? Les samedis de soir ou de nuit c'est pas pour vous autres. Ben tu vois, continues à faire ton bon travail, je vais faire le mien.

Je sors du bureau pour tomber face à face avec Pierre qui a des rapports pleins les bras. Il me montre les deux détenus qui viennent d'entrer et le réparateur les mains dans le cambouis et qui étale les pièces du Xerox bien autour de la machine.

-Ça va pas sarg. J'sais plus ou tout mettre ça!

Denis, qui avait pris ma place, est tout heureux de me la redonner. Il file directement vers la cuisine.

-Sur la pile Pierre, sur la pile!

Mon gros sergent de discipline sort du bureau et me voit en train de coucher durement un des détenus qui vient de mordre Paul. L'homme à la valise disparaît si rapidement que je croirai ne jamais l'avoir rencontré. Pour le reste, je ne le sais pas encore, j'aurai un rendez-vous avec la commission de police quelques mois plus tard. Mais ça, c'est une autre histoire.

Avril 2018

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