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J'avais le nez dans mon assiette pour bien montrer mon peu d'envie de socialiser, quand une jeune fille vint poser ses fesses sur la banquette devant moi. Intentionnellement, je ne fis pas attention à sa présence, mais au bout d'une minute ou deux, je levai quand même les yeux. Elle avait gagné.
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1975. Bien que pas encore terminée, la nuit avait été pénible. Une tentative de meurtre, suivie par un suicide et pour couronner le tout, un accident avec blessé. Nous en étions aux aurores et nos estomacs criaient famine. C'était à mon tour d'être le premier à déjeuner, ouais... Un de nous deux devait rester à attendre les appels. Alors, je pénétrai le premier au chic Green Garden, où mon vieil ami Kenny réclama les 10 dollars de gageure sur le match Canadien-Toronto. Nous avions cette petite habitude tous les deux.

J'étais assis sur les banquettes usées à la corde, le nez dans l'assiette pour bien montrer mon peu d'envie de socialiser, quand une jeune fille vint poser ses fesses sur la banquette devant moi. Intentionnellement, je ne fis pas attention à sa présence, mais au bout d'une minute ou deux, je levai quand même les yeux. Elle avait gagné.

- Salut, je m'appelle Louise.

Je la dévisageai quelques secondes. J'avais devant moi une jolie jeune femme aux yeux charbon.

- Tu es en cavale depuis quand?

La petite demeura un instant surprise, mais reprit vite son aplomb.

- Pourquoi tu sais ça?

- Tu es crasseuse et tu pues comme un putois. C'est quand la dernière fois que tu as changé ta culotte?

Cette fois, honteuse, elle baissa les yeux.

- Tu sais, les autres le savent que je suis en fugue. Je suis supposée être à Laval.

- Et ça te coûte quoi?

Haussant les épaules, sans me répondre, elle fit un petit sourire sans joie. Je me doutais qu'il y avait un prix à payer.

- J'ai pas besoin de t'en parler... J'ai faim.

Je fis préparer un plat et tout en conversant, lui fit comprendre qu'elle ne survivrait pas à ce régime. Elle devrait faire la pute, prendre des stups, se faire battre, vieillir avant son temps.

- Regarde autour, tu vois des filles qui rigolent? Regarde juste derrière nous, il y a Nicole... Elle était au poste il y a trois jours, un client lui a déféqué dans la gueule, tu es cliente pour ça?

Ce langage cru devrait bien l'avoir traumatisée pour les 20 prochaines années.

- Ta mère sait où tu es?

- Non, pis elle s'en fout.

- Ça, tu ne le sais pas. Tu peux toujours être en guerre avec elle, mais elle reste ta mère. Alors tu l'appelles, et aujourd'hui tu prends le chemin de Laval, promis?

Louise me regarda droit dans les yeux en hochant la tête. Un flic qu'elle ne connaissait pas lui parlait de la vie d'égal à égal, en lui faisant confiance, ne demandant rien en retour.

- Promis.

La journée se passa à dormir. À mon retour au poste, le lieutenant attendait mon arrivée avec impatience. La mère de la petite avait téléphoné au directeur pour se plaindre de moi. Je n'avais pas ramassé sa fille.

- T'as fait quoi avec sa fille? Le directeur est sur mon dos, il veut un rapport pour ce matin.

Je garde ce petit sourire que mes officiers qualifient d'arrogant. En, en ce moment, il ne l'est pas. Je laisse simplement Yvon, mon lieutenant, vider sa réserve de venin et je réplique avec une douceur calculée.

- Bien, je suis assez heureux qu'elle ait appelé sa mère, elle doit se sentir soulagée. J'imagine qu'elle est en route pour Laval.

Mon officier devient cramoisi. Je crois qu'il aurait aimé me faire fusiller en ce moment.

- Pourquoi tu ne l'as pas ramassée? Tu as couché avec elle?

- Ce que t'es con parfois Yvon! Non... pas moi. Mais si tu fais ton enquête, tu trouveras bien trois ou quatre noms, dont un officier... Ça te chante? Et la confiance, ça existe encore... La petite n'a nulle part ou aller...

Au moment où la conversation s'anime, un policier vient interrompre la confrontation.

- Une Louise pour toi, elle dit que c'est important.

Je laisse mon lieutenant en plan, je ne veux surtout pas perdre d'appel. Je ramasse le combiné avec beaucoup de fébrilité.

- Salut Claude, je suis rendu à Laval, je suis avec les moniteurs. Tu avais raison, ce n'est pas une vie de coucher sur les bancs des parcs ou coucher avec tout le monde. Je n'ai pas parlé des autres flics et ma mère sait que tu as été correct. Merci pour tout...

Il se fit un clic un peu sinistre, Louise venait de raccrocher. Elle ne porterait pas plainte contre les policiers. Je n'entendrais plus jamais parler d'elle.

Mon lieutenant ne fit pas d'effort pour trouver les coupables qu'il ne connaissait que trop bien, l'image! Mais la vie fait bien les choses : le sergent impliqué se fera mettre à la porte pour une bavure et deux autres policiers seront suspendus pour des gestes similaires. Je n'ai pas pleuré sur leur sort, ils l'avaient mérité. C'est aussi ça la police.

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