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Charte des valeurs: renverser la doxa

Charte des valeurs ou non, rien ne peut garantir, dans l'absolu, la protection des droits acquis. Et il ne serait pas étonnant qu'avec l'influence de plus en plus grandissante des lobbys intégristes catholiques du Canada anglais, des remises en question comme celle relative au droit à l'avortement reviennent de plus en plus souvent dans le débat public, à l'image de ce qui se déroule en Espagne présentement.
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Dans le débat sur le projet de loi 60, ou Charte de la laïcité pour faire court, on a abondamment fait état des droits individuels. Comme plusieurs dans les premiers jours du dévoilement de son contenu, j'étais d'emblée contre l'idée d'accorder à l'État le pouvoir de retirer des vêtements (symboles) aux personnes (lire surtout des femmes), pour qui ce foulard fait partie intégrante de l'identité.

L'argument qui revenait souvent, et qui n'était pas sans effet sur le modeste enfant des Lumières que je suis, était le suivant : « Combien de femmes seront congédiées? » Puis, réflexion faite, j'ai pensé comme d'autres que l'équivalent d'une clause grand-père, semblable à ce que l'on retrouve dans certaines conventions collectives, réglerait ce problème. En stipulant que les employés de l'État qui avaient été embauchés avant l'entrée en vigueur de l'éventuelle loi conservaient leurs acquis, cet argument primordial deviendrait caduc. Du coup, la question des mises à pied disparaissait et les avantages inhérents à la neutralité de l'État, comme celui de proposer un espace public libre des croyances et superstitions religieuses ainsi que des opinions politiques (comme c'est déjà le cas) pouvait se déployer. Aussi, me disais-je, si on ajoutait des mesures favorables à l'embauche cela pourrait diminuer le taux de chômage éhonté chez les minorités, notamment celle de confession musulmane. Des aménagements qui pourraient s'effectuer sans changer l'esprit de la charte.

En toute sérénité, on pourrait donc passer à d'autres débats. C'est alors que certains amis gais et lesbiennes ont manifesté des craintes quant à un rétrécissement de leurs droits. Outre le fait que cela relève de la même paranoïa que celle qui stipule que les intégristes musulmans auront bientôt la main mise sur le Québec, cet argument fait sourire par sa méconnaissance du politique.

En effet, ni la Charte canadienne des droits et liberté du Canada (1982) ni celle des droits et libertés de la personne du Québec (1978) n'ont empêché l'adoption de la loi 78 (1), il n'y a pas si longtemps. Pas pareil? Rappelons que c'est le soi-disant grand démocrate Pierre Elliot Trudeau qui dirigeait le pays lors de l'adoption de la Loi sur les mesures de guerre en 1970. Une mesure exceptionnelle qui devait servir de prétexte à l'arrestation arbitraire de quelque 500 personnes durant les événements d'octobre, dont des poètes et « des ostis de gratteux de guitares plateauniens du nowhere », pour reprendre matricule 728.

Autrement dit, charte des valeurs ou non, rien ne peut garantir, dans l'absolu, la protection des droits acquis. Et il ne serait pas étonnant qu'avec l'influence de plus en plus grandissante des lobbys intégristes catholiques du Canada anglais, alliés objectifs des islamistes à certains égards, des remises en question comme celle relative au droit à l'avortement reviennent de plus en plus souvent dans le débat public, à l'image de ce qui se déroule en Espagne présentement.

Qu'à cela ne tienne, la plupart des opposants au projet de loi 60 brandissent les mémoires du Barreau du Québec et d'autres organisations comme s'il s'agissait du sabre laser des Jedi dans La Guerre des étoiles pour dénoncer ce qu'ils considèrent être une ignominie.

Certains esprits qualifiés ont répliqué aux arguments légalistes avec crédibilité et panache, dont l'ancienne juge à la Cour suprême Claire L'Heureux-Dubé, l'éminent professeur de droit constitutionnel Henri Brun, la juriste Julie Latour ou encore ce professeur de l'Université York qui soutient que le Canada devrait se doter d'une charte . Sans parler de l'avocat et professeur de droit public, Guillaume Rousseau, qui relevait dans Le Devoir comment le Barreau glissait vers le politique dans ce débat, outrepassant ainsi son mandat.

Or s'il s'avère, pour certains observateurs dont je suis, que la façon dont ce débat a été engagé relève d'une stratégie de polarisation de la part du PQ (lire mon texte La charte : une wedge issue pour le PQ?), il se peut aussi que la loi 60 s'inscrive dans une démarche à la fois républicaine et tout à fait cohérente pour un parti indépendantiste : renverser la doxa. La quoi?

La doxa

Comme le disait le sociologue Pierre Bourdieu, « (...) le monde social se donne sur le mode de la doxa, cette sorte de croyance qui ne se perçoit même pas comme croyance (2)». Dans le cas qui nous intéresse, cette croyance se rapporte au multiculturalisme trudeauiste qui, rappelons-le, tend à exacerber les particularités de chacun aux dépens de la collectivité.

Par exemple, il y a quelques années, un ami entra en conflit avec la mère de leur enfant sur l'éducation à lui prodiguer, et ce, avant même que le couple se sépare. Madame tenait mordicus à ce que l'enfant suive un cursus religieux dans une école confessionnelle, tandis que le père, un laïque, souhaitait l'absence de religion en stipulant que l'enfant pourrait faire ses propres choix à l'adolescence. Or, en l'absence de jurisprudence à cet effet, le combat fut long et ardu puisque la mère pouvait revendiquer la « suprématie de Dieu » inhérente à la Constitution canadienne. Pourtant, la simple logique aurait voulu qu'en cas de conflit entre deux visions, on choisisse de facto la neutralité. Notons ici que la responsabilité parentale nécessite, du point de vue juridique, un accord des deux parents. Et ce, même si la garde partagée n'est pas encore officialisée. Or, l'option d'une école neutre ne semblait avoir aucune emprise aux yeux des avocats en présence, car la doxa canadienne valorise le religieux au détriment du non religieux.

Rappelons que cette doxa, concept que l'on pourrait remplacer par l'idée de culture sociopolitique, est entrée dans nos mœurs partout au pays via ladite Constitution de 1982. Loi fondamentale du pays qui, à ce jour, n'a été reconnue par aucun premier ministre du Québec. « La doxa, c'est répondre Oui à une question que je n'ai pas posée (3) », souligne Bourdieu avant d'ajouter que l'adhésion doxique est celle qui est la plus absolue, car elle évacue toute possibilité de faire autrement. C'est, toujours selon le sociologue, cette éventuelle possibilité de faire autrement qui sépare la doxa de l'orthodoxie (4).

Et c'est ici que le dialogue devient impossible avec les anti-chartes légalistes, car ces derniers tentent coûte que coûte de maintenir la joute politique dans le cadre juridique. Or, c'est précisément ce cadre que veut faire éclater le projet de loi 60 pour le remplacer par un nouvel art de vivre ensemble. Ces partisans d'un renversement des valeurs détiennent la légitimité pour le faire en tant qu'élus de l'État. D'autant plus qu'ils pourront toujours, en cas de conflits juridiques, recourir à la clause dérogatoire enchâssée dans la Constitution.

Ainsi, le PQ, qui a jadis jonglé avec l'idée de tenir des référendums sectoriels afin de réaliser une souveraineté à la pièce, prend ici le taureau par les cornes. Ce qui ne devrait pas être si étonnant de la part d'un parti à la fois indépendantiste et républicain. Et s'il s'emploie à gouverner et se servir des instruments de l'État. Chose à laquelle nous n'étions plus habituées ces dernières années, c'est aussi parce que tôt ou tard il faudra cesser, comme nation, d'être assis entre deux chaises. Ou, si l'on préfère, deux visions du monde : républicaine et multiculturaliste. C'est-à-dire intérêt collectif contre intérêts personnels ou communautaristes.

L'État n'est pas seulement un rapport entre dominés et dominants, ainsi que le veut la vieille conception marxiste, souligne en substance Bourdieu. Il structure et constitue l'ordre social. C'est-à-dire qu'il oriente la doxa ou, si on préfère, la culture sociopolitique et les valeurs d'une société.

Cela, les élus du Parti québécois l'ont compris et, pour une rare fois depuis le dernier référendum, volé en partie par le camp fédéraliste, ils utilisent les moyens qui sont à leur disposition pour renverser le cours des choses, c'est-à-dire l'idéologie dominante au Canada. Et cela sans attendre encore le sacro-saint « grand soir » qui les a si longtemps sclérosés dans l'attentisme frileux.

Références:

(1) Loi permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent. Issue du projet de loi 78 et communément appelée la loi 78, elle a été adoptée le 18 mai 2012.

(2) Pierre Bourdieu, Sur l'État, p. 292

(3) Ibidem

(4) « L'orthodoxie apparaît dès le moment où il y a de l'hétéro - : dès qu'il y des hétérodoxes, les orthodoxes sont obligés d'apparaître comme tels ; la doxa est obligée de s'expliciter en orthodoxie lorsqu'elle est mise en question par une hérésie. Les dominants en général son silencieux, ils n'ont pas de philosophie, pas de discours; ils commencent à en avoir quand on leur dit : « Pourquoi êtes-vous comme vous êtes? » Ils sont alors obligés de constituer en orthodoxie, en discours explicitement conservateur ce qui s'affirmait jusqu'ici, en deçà du discours sur le mode du cela-va-de-soi », Pierre Bourdieu, Sur L'État, p.292, Éd. Raisons d'agir/Éditions du Seuil, 2012

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