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Évoluer en univers incertain

ENSEIGNER AU 21e SIÈCLE - Les crises sont ce dont nous avons besoin pour secouer nos croyances les plus ancrées. Alors je joue le rôle de la crise dans la classe avant qu'une vraie crise ne s'en charge.
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Il était là à m'attendre sur le seuil de la porte de l'amphithéâtre...

La session se terminait. J'en retirais le sentiment d'un travail bien accompli. Après plus de 25 ans de carrière, la possibilité de se répéter existe, bien sûr, même si l'évolution de nos disciplines nécessite une mise à jour régulière des contenus, des exemples et des cas en tout genre qui nourrissent le cours et les discussions avec nos étudiants.

Cet hiver encore, les étudiants avaient été réactifs, intéressés, participatifs. Les discussions étaient allées bon train. Comme j'aime le faire, je les avais interpellés, provoqués, parfois quelque peu déstabilisés. J'enseigne la gestion des crises et je me dois de les mettre sur la brèche, de questionner leurs certitudes et leurs croyances, quitte à dramatiser parfois quelques enjeux en puisant dans ma formation en improvisation théâtrale. Je leur donne des rôles, je vais chercher leur capacité de résistance et de réactivité, celle que tout gestionnaire devrait avoir face à ces événements souvent critiques.

Les crises sont exactement ce dont nous avons besoin pour secouer nos croyances les plus ancrées. Alors je joue le rôle de la crise dans la classe avant qu'une vraie crise ne s'en charge. Rien n'est acquis. Chaque séance de cours peut être est une remise en cause possible de ce que l'on pensait et, pire, parfois de ce que l'on a appris dans un autre cours. Mais elle se termine toujours par une consolidation. Il ne sert à rien de challenger pour challenger. Je mets à la surface leurs présomptions qui, si elles ne sont jamais conscientisées, examinées et étayées, deviennent des sources de vulnérabilité.

La principale source des crises, c'est l'ignorance. Alors on vient dans mon cours pour se mettre à l'épreuve des situations réelles et accepter d'évoluer en univers incertain.

Les étudiants restent souvent quelques minutes de plus à la fin de ces derniers cours. Ils attendent les ultimes consignes pour l'examen ou les éventuelles révélations sur une question. Bien logiquement, ils cherchent à savoir ce qu'il faut réviser pour se préparer au mieux. Mais il ne me paraissait pas avoir les mêmes attentes. Il avait participé au cours et en avait été l'un des principaux animateurs...

«Quand on enseigne la gestion de crise, on ne peut pas rester dans le froid.»

J'ai toujours eu à cœur de faire vivre ce qu'une crise peut produire au cœur des individus aux prises avec ces situations difficiles. Même en modèle réduit, même dans une salle de classe, même parfois de façon un peu artificielle, je cherche à leur faire toucher du doigt les émotions, les questionnements, les indécisions inévitables qui surgissent irrémédiablement au cœur du chaos des attentats, des accidents, des conflits et des scandales.

Quand on enseigne la gestion de crise, on ne peut pas rester dans le froid, faire croire que tout est objectif et qu'une batterie de concepts suffira pour se mettre à l'abri. Non, rien de cela. J'ai à cœur de créer une atmosphère chaleureuse et directe, sans concession, et un univers d'apprentissage où chacun se sent suffisamment en confiance pour se remettre en question et trouver des solutions inédites là où la situation le requiert souvent.

Ceci ne se fait pas tout seul. Je m'investis beaucoup dans la classe. Je dois mettre l'énergie nécessaire pour soulever les questions qui fâchent parfois. Je dois absorber par moment les frustrations, les incompréhensions et même les fortes réactions que certains étudiants peuvent avoir devant la difficulté à trouver une voie de sortie au cœur de la crise.

Bien sûr, 25 ans d'expérience dans le domaine de la gestion de crise, comme chercheur et consultant, me donnent la légitimité et la solidité suffisante pour prendre des risques. Mais le jeu en vaut la chandelle. Tout devient support. Les anecdotes, les cas vécus, les écrits et les concepts, bien sûr, mais aussi le corps, les gestes, la voix, les regards, tout ce qui viendra appuyer le propos, donner de la force à l'expérience, produire un effet qui dépasse la seule transmission de savoir. Je m'engage totalement dans le cours. J'investis l'espace de la classe. J'impulse le nécessaire enthousiasme pour que l'expérience puisse en produire pour la plupart d'entre eux. Je veux qu'à la fin du cours, ils aient le sentiment d'être en mesure de prendre en charge une crise, tout en ayant encore suffisamment d'incertitude pour maintenir la vigilance et garder l'humilité nécessaire pour faire face à la dure et unique réalité de chaque cas.

Il s'approche de moi, me remercie, me dit qu'il a beaucoup apprécié le cours et me fait le meilleur compliment qu'un étudiant ne m'ait jamais fait en 25 ans... Il me dit: «Vous savez, il est très rare qu'un professeur donne autant de sa personne pour faire passer son cours. Avec vous, on a l'impression d'y être. Je m'étais inscris à ce cours avec beaucoup de circonspection. Mais je dois bien vous avouer que je m'y suis cru tout au long de la session. Qu'il est agréable de sentir combien vous habitez votre contenu...Merci.». Quelque peu déstabilisé par ce commentaire sincère, je le remercie à mon tour. Il poursuit son chemin dans le couloir.

Je reste sur le seuil de la classe quelques secondes en silence. Un sentiment de contentement s'empare de moi. Je me dis que c'est la première fois qu'un étudiant remarque ou pour le moins exprime ce qui, depuis 25 ans, anime mon métier. Me donner, faire vivre, rendre tangible, produire une expérience humaine qui imprimera peut-être un jour ces futurs gestionnaires si, au détour de leur carrière, une situation difficile venait à les affecter. Sur le seuil de cette salle de classe, j'étais simplement heureux d'être professeur d'université.

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