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Quand Paolo Pellegrin montre et abolit les frontières

"Légalement, les États-Unis ont une liberté de la presse plutôt solide. Le problème, comme dans tant d'endroits, c'est qu'en pratique de moins en moins de journalistes sont encouragés à aller sur le terrain"
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Paolo Pellegrin

Aux États unis comme ailleurs, la primauté est souvent donnée à l'actualité immédiate, aux breaking news, à l'air non pas du temps, mais à l'air du jour, si ce n'est de l'instant. Les faits divers surviennent et pfff, partent à peu près aussi vite que les balles d'armes à feu de ceux qui en nourrissent la chronique. Dans le Far West du 21e siècle, aux confins de l'Amérique riche et du Mexique violent, certains personnages ont droit, un jour, à leur quart d'heure de gloire warholien, mais que sait-on du quotidien et des désillusions de ces latinos, ces blacks, ces tatoués, qui rêvent d'or et qui dorment sur des canapés de sueur ?

"Légalement, les États-Unis ont une liberté de la presse plutôt solide. Le problème, comme dans tant d'endroits, c'est qu'en pratique de moins en moins de journalistes sont encouragés à aller sur le terrain", regrette le photographe italien Paolo Pellegrin. Lui, il y va, sur le terrain, et notamment sur les frontières. Les frontières, leur présence et leur absence, c'est comme une métaphore du photoreportage. Les photographes franchissent les frontières pour les abolir, ils "cadrent" pour sortir du cadre, appuient sur le déclencheur comme d'autres sur la gâchette, mais eux ce n'est pas pour tuer, c'est pour faire vivre.

Le billet se poursuit après la galerie

Un sans-abri à Fresno, États-Unis 2011

Paolo Pellegrin

Pas étonnant si Paolo Pellegrin montre le franchissement des limites - limites géographiques, limites légales, voire morales - avec une audace et une détermination qui obligent notre regard. Les réalités des no man's land où il a choisi de se rendre dans le sud des États-Unis pour rapporter son dernier témoignage photographique ouvrent notre conscience du monde si étranger à notre territoire quotidien ba(na)lisé.

Les photographies présentées dans le portfolio de l'album "100 photos pour la liberté de la presse" publié par Reporters sans frontières font partie d'un projet intitulé Postcards from America. L'immigration clandestine, la prolifération des armes à feu, la précarité et le crime galopant - de pair avec le trafic de drogue - sont les sujets au long cours sur lesquels se concentre l'auteur.

Pellegrin rend compte de la lutte de familles entières du sud du continent américain pour bénéficier à tout prix du modèle de consommation ostensible du nord. Elles tentent de traverser cette frontière (qui d'ailleurs n'a pas été déterminée à une date si lointaine) à leurs risques et périls, sans aucune garantie de demeurer du "bon côté" de la ligne de fracture. Les portraits gravés en noir et blanc par Paolo Pellegrin sont empreints d'une humanité en état d'urgence, qui se laisse saisir sans filtre protecteur. Le photographe a deux objectifs, celui de son appareil, et celui de se faire oublier. Selon lui, "la seule façon de raconter ces histoires est d'avoir conscience qu'elles impliquent des êtres humains - pas des concepts et des statistiques".

Son exploration de l'envers du "rêve américain" nous mène aussi à Rochester, dans l'état de New York, juste après la faillite de Kodak : ici, nul tracé de frontière ne protège de ses ennemis excepté la possession d'armes à feu, ancrée dans l'identité américaine. Quitte à mettre mal à l'aise, le photographe témoigne frontalement de la déréliction économique et de la misère sociale, qui provoquent une surenchère à l'armement - en quantité et en létalité - pour mener une guerre mortelle et locale contre ses voisins. Des vies semblent suspendues de part et d'autre des barreaux de prison. Pour Pellegrin, il n'y a parfois pas lieu de cacher ce sang que l'on ne saurait voir.

En nous exposant délibérément à des situations limites, le photographe semble en filigrane provoquer cette interrogation : qui donc (sinon le reporter lui-même ?) pourrait prendre la responsabilité de juger jusqu'où il est légitime, ou justifié, de photographier, et sur quels critères "photographiquement" corrects devrait-on ou non décider de témoigner de cette violence (physique ou morale) véritablement à l'œuvre dans ces villes, ces quartiers et ces rues? Un reportage étonnant et "sur le vif" obtenu grâce à son "embarquement" très exceptionnel au sein des unités spéciales d'intervention de la police de Miami nous montre une guerre civile sans civilités, une guerre intérieure dont les images sont contrôlées, mais dans laquelle un photographe embedded parvient à s'affranchir du regard policier, pourvu qu'il en ait la détermination.

Paolo Pellegrin choisit de nous montrer à travers une vitre (parfois brisée) des destins individuels en train de se jouer : s'il nous laisse une distance nécessaire pour l'appréhender, la réalité du drame n'en est pas moins transparente. Ces existences chaotiques et pudiquement entrevues reflètent notre angoisse diffuse de basculer un jour de l'autre côté du miroir. Sans parti pris, il est infiltré des deux côtés de la frontière du crime : il photographie les raids du point de vue des officiers qui s'efforcent d'appliquer la loi, il photographie aussi ceux qui la transgressent : les gangsters, les criminels reconvertis, les junkies, les prostituées. Il sait le faire tout simplement "en parlant aux gens, en étant ouvert à leurs expériences".

Reporter sans frontières au sens propre, Paolo Pellegrin ausculte l'unité (régulièrement affichée) d'un pays, interroge ses promesses de prospérité qui reposent historiquement sur le célèbre modèle d'intégration façon melting pot. Il découvre au cours de son enquête des failles sous-jacentes qui creusent l'écart entre les communautés, selon l'origine raciale, géographique, ou sociale. Ces lignes invisibles de séparation, qui bornent insidieusement les relations entre les individus, sont aussi au cœur du récent ouvrage de Tom Wolfe, Bloody Miami. Parcourir chronologiquement ce documentaire, depuis l'ouverture de l'objectif photographique le long de la bordure Etats-Unis-Mexique, jusqu'au "Exit Only" de Miami la nuit, c'est devenir un témoin, direct et informé, de réalités d'une société complexe et fragmentée.

En achetant cet album, vous contribuez directement à la liberté de l'information, et vous encouragez ceux qui la font circuler, au-delà des frontières.

100 photos de Paolo Pellegrin pour la liberté de la presse, Reporters sans frontières

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