Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Petit journal du masculinisme d'ici

La société italienne semble être encore masculiniste dans son âme profonde.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.
Il y a deux semaines, l'hebdomadaire L'Espresso a publié un dossier sur le masculinisme en Italie.
Maremagnum
Il y a deux semaines, l'hebdomadaire L'Espresso a publié un dossier sur le masculinisme en Italie.

Aujourd'hui, je n'en peux vraiment plus. En vacances en Italie, qui est mon pays d'origine par ailleurs, mon tour quotidien des titres du journal le plus lu, La Repubblica, m'inflige encore une autre chronique de violence ordinaire contre les femmes - qu'ici (comme dans d'autres pays) se font tuer à la suite d'une dispute sur la vaisselle (10 juillet 2017), sur les miettes de pain laissées sur la table (12 juin 2017), à cause de la sempiternelle «jalousie» (12 juillet 2017), ou pour toute autre raison que nous ne connaitrons jamais. Il y a deux jours, un homme a tué son ex-femme, mère de ses deux enfants. Puis il a appelé les gendarmes et a dit: je l'ai tuée. Point.

Depuis quelques jours, je réfléchis à une question qui dépasse largement ce thème macabre qui est celui de la violence sur les femmes, mais qui en représente le contexte plus large, en quelque sorte la condition de possibilité (idéo)logique. La société italienne semble être encore masculiniste dans son âme profonde, dans son inconscient, dans ses automatismes, dans ses fonctionnements ordinaires - et en disant «société», je veux dire les hommes, les femmes, le droit, les institutions, les organisations, les idéologies dominantes, les médias et ainsi de suite. C'est mon sentiment, bien sûr. Comme mon métier m'oblige à faire, j'ai soumis cette affirmation à un petit échantillon - pas du tout représentatif - d'amis pour savoir s'ils auraient été d'accord ou pas.

Si vous avez l'impression que cette charge mentale met les femmes dans une position de «pouvoir», demandez aux femmes autour de vous ce qu'elles en pensent.

Pour l'instant, personne ne m'a répondu qu'elle n'était pas d'accord. Les femmes (entre 35 et 45 ans) me racontent généralement des histoires d'injustice dans la division de la charge de travail domestique et de soin des enfants. (Je crois qu'on ne s'indigne jamais assez quand on entend cela: les femmes assurent encore plus de travail non rétribué de soin et domestique que les hommes). Les efforts pour compenser cette asymétrie, les amies me disent, n'engendre que des petits glissements: il est difficile pour les hommes de se sentir interpelé par ce qu'il faut faire à la maison, ou pour les enfants - s'ils prennent en charge des tâches, c'est parce que les femmes leur demandent de le faire. Les sociologues ont appelé ce phénomène «division inégalitaire de la charge mentale» (ici un article pour rigoler de l'affaire, qui est ma foi, très sérieuse). Cela signifie qu'une personne dans le couple est responsable de la majorité de l'organisation que le travail domestique et de soin demande pour être exécuté. Une personne «sait» quand il faut conduire les enfants à leurs activités, chez le dentiste, etc.; s'il manque du détergent pour le prochain lavage; s'il faut lancer ou vider le lave-vaisselle; si le frigo est vide, et qu'est-ce qu'il faut acheter; qu'est-ce qu'on mangera ce soir, qu'est-ce qu'il faut acheter pour préparer les vacances, et ainsi de suite. L'autre personne peut bien être (statistiquement) de plus en plus disponible à exécuter - mais si et seulement si «on lui demande», «on lui dit ce qu'il faut faire». La personne qui pense, remarque, sait, connaît et organise, statistiquement, est la femme. L'homme se fait dire quoi faire. Si vous avez l'impression que cette charge mentale met les femmes dans une position de «pouvoir», demandez aux femmes autour de vous ce qu'elles en pensent.

Dans mon petit sondage, il y a aussi les réponses des amis. Un ami dans la quarantaine, passionné de course, m'a raconté que les hommes qu'il fréquente dans ce milieu se distinguent, à quelques exceptions près, par leur usage nonchalant et affiché de la pornographie sur internet, leurs commentaires sur les fesses et les poitrines femmes qui courent avec eux, des relations extraconjugales clandestines, une attitude compréhensive à l'égard de la violence sur les femmes («c'était juste une gifle, voyons»), un imaginaire sexuel dans lequel les femmes sont des objets passifs des désirs masculins.

Si ces attitudes - autant des hommes que des femmes - sont presque naturalisées (notez, je ne dis pas naturelles), et ne viennent à la conscience que quand les arrangements deviennent intolérables et il y a une «crise» (ou un meurtre?), c'est parce que l'éducation, la société, les pratiques sociales les inculquent comme «normaux» aux jeunes hommes et aux jeunes femmes. Et, ensuite, parce que le sens commun les enregistre comme allant de soi, tandis que les arrangements différents sont remarqués comme surprenants, anormaux, etc. L'autre jour sur la plage j'ai été témoin de la scène suivante: une grand-mère reçoit un message de sa petite-fille qui a reçu un prix dans un tournoi avec son équipe de football. Vous vous attendriez une réaction de joie? La grand-mère italienne prend soudainement un air inquiet et dit: «Bah, une fille qui joue au football...»

En 1973, deux ans avant la réforme du droit de famille qui élimina - entre autres - l'asymétrie persistante entre les époux et les parents, la pédagogue Elena Gianini Belotti dénonçait la présence d'un biais favorable à l'égard des petits garçons par rapport aux petites filles dans le système d'éducation de la petite enfance. Son magnifique livre, qui portait le titre Du côté des petites filles, analysait avec grande finesse le système de préjugés qui, porté par les familles et par les enseignantes (à l'époque comme aujourd'hui, très peu d'hommes travaillaient à la maternelle), coinçait les petites filles dans des rôles, des conduites, des perceptions d'elles-mêmes qui limitaient profondément leur potentiel, leur capacité d'agir et de choisir. En 2007, dans son livre Encore du côté des petites filles, Loredana Lipperini a refait l'exercice d'analyse de Gianini Belotti pour trouver que les changements des idéologies de la masculinité et de la féminité n'avaient pas été si importants. Au contraire, le travail minutieux des médias italiens, qui excellent dans l'art d'introduire toute sorte de contenu par l'affichage du corps féminin savamment déshabillé, avait empiré les choses. Les jeunes femmes sont invitées à être belles, dociles, passives, à considérer la maison et le travail domestique comme quelque chose qui leur revient à cause de leur sexe - etc.

Il y a deux semaines, l'hebdomadaire L'Espresso a publié un dossier sur le masculinisme en Italie. Des personnes remarquables telles Valeria Parrella, Chiara Saraceno, Natalia Aspesi et Gayatri Spivak dénonçaient les inégalités de genre persistantes (écart salarial, exploitation sexuelle, violences psychologiques, physiques et sociales) et surtout l'atmosphère masculiniste qui règne dans les institutions (le Parlement italien étant un magnifique exemple), dans les familles, dans les lieux de travail, dans les médias italiens. En même temps, l'hebdomadaire concurrent Panorama publiait un dossier sur le drame de la «fin du bon parti»: les notaires, architectes, avocats (tout au masculin, c'est clair) ne gagnent plus comme autrefois! Au secours, les filles: qui va nous faire vivre? Les femmes n'étaient pas explicitement citées dans le texte de l'article, mais l'image de couverture présentait une belle femme en robe de mariage en train de pleurer désespérément à la perspective du déclin du bon parti. Petitesse masculiniste de chez nous. À noter que, dès la publication du dossier sur le masculinisme, la rédaction de L'Espresso a été immédiatement submergée d'insultes, commentaires violents, remarques désobligeantes sur les auteures des articles publiés. Une réplique de la rédaction de l'hebdomadaire a été publiée le jour suivant, et les extraits des courriels reçus font geler le sang. Les plus gentils affirment que les auteures devraient être virées à cause de ce qu'elles ont écrit.

Pour le public québécois qui devait se sentir en sécurité en comparaison avec l'Italie, je me permets de noter que, au Québec, le remarquable travail que Francis Dupuis-Déri et Mélissa Blais mènent depuis des années sur les masculinistes et antiféministes montre bien que ce backlash n'est en rien une exclusivité italienne et un effet du «sang chaud» méditerranéen.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.