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J'ai aimé l'Inde et je l'ai haïe. J'ai aimé ses habitants et je les ai détestés tout autant. J'ai aimé ses contrastes et je les ai trouvés exagérés, souvent. Pas une seule minute s'est écoulée sans que je sois dépassée. Dépassée par une vision, une constatation, une sensation, un son, une odeur, un goût, un dégoût.
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J'ai la fièvre. Mal à la tête. Mal à la gorge. Mal au coeur. Mal à l'âme. Mal à la faim. Mal à la soif. Mal au corps. C'est le pays de tous les possibles qui m'a laissé en souvenir un sale virus. Un sale virus et 30 000 images en couleurs. Plus de couleurs que je croyais possible d'apparaître dans une seule vision. Ce matin, ce sont les cerfs-volants. Les cerfs-volants et les dizaines d'enfants au bout de ces cerfs-volants.

Je n'ai parlé de mon voyage en Inde à personne encore. Je me relève à peine de quatre jours de dormitude et plaignitude. Pour mon plus grand bonheur égoïste. Comme la parfaite raison pour conserver mon aventure pour moi toute seule encore un peu. Et j'ai peur de ne pas arriver à bien rendre la réalité, de toute façon. J'arriverai à raconter ce que j'ai vu. Ce que j'ai fait. Ce que j'ai goûté. Ce que j'ai ri. Ce que j'ai eu mal. Je n'arriverai pas à raconter l'inracontable. L'insoupçonnable.

- Alors, ton voyage à Cuba?

- Ah! Génial. Y'a plut seulement deux fois, mais en soirée. C'est parfait dans le fond. Ça fait tomber un peu la chaleur. L'hôtel était correct! Les chambres étaient propres. Ça sentait un peu le renfermé mais tsé, c'est Cuba. Sinon la bouffe était pas mal aussi. J'ai mangé dans le buffet presque tout le temps et j'ai même pas été malade! Pis toi?

***

- Alors, ton voyage en Inde?

- ...

- Ben... C't'ait-tu l'fun? J'ai vu tes photos, ça avait l'air tellement génial, ça fait rêver!

- Oui. Mais non. Mais oui, mais... C'est pas juste ça, tsé. As-tu quatre heures?

J'ai aimé l'Inde et je l'ai haïe. J'ai aimé ses habitants et je les ai détestés tout autant. J'ai aimé ses contrastes et je les ai trouvés exagérés, souvent. Pas une seule minute s'est écoulée sans que je sois dépassée. Dépassée par une vision, une constatation, une sensation, un son, une odeur, un goût, un dégoût. Comme si mon cerveau n'était pas prêt à emmagasiner tant de réalités dont il n'avait encore jamais pris conscience. Comme s'il captait seulement le cinquième de ce que je voyais, le quart de ce que je mangeais, le huitième de ce que je sentais.

J'ai pris des photos et j'ai partagé des photos *. Tel un besoin de rendre le moment plus vrai qu'il ne l'était déjà. Ce qui remplit pourtant l'esprit depuis quelques jours, c'est davantage tout ce qu'il n'y a pas sur ces photos. Tout ce qui est moins beau. Tout ce qui dérange. Parce que ça dérange. Dès les premiers instants où tu te trouves confrontée à tous ces gens endormis sur la rue. Côte à côte, partout. Les hommes, les femmes, les enfants qui y ont trouvé leur (pas de) toit à côté d'une montagne de déchets. Enjamber un homme endormi et couvert de mouches pour pouvoir atteindre la porte de ton auberge. Tu ne le prends pas en photo, ce moment-là. Tu fais semblant que t'es capable, de vivre ce genre d'instant. Parce que c'est la vie. Parce que c'est comme ça. Parce que t'es pas là pour juger, t'es là pour apprendre, absorber. Mais l'éponge a ses limites.

Tu prends pas de photo de cette pollution qui prend à la gorge et aux yeux. Ni de cette chaleur inconcevable, cette humidité, cette odeur indescriptible qui flotte partout, qui provoque des nausées et que t'arrives pas à identifier. Tu prends pas de photo des sons. Les sons qui rendent hystériques tes tympans tellement ils sont présents et incessants.

Tu prends pas de photo des enfants mendiants. De ce moment où t'as le coeur qui s'apprête à fendre en deux en tentant d'éviter ces grands yeux bruns tombants. Tu prends pas en photo les mutilés, les estropiés. Tu prends pas en photo les arnaques qui surviennent à tout moment. «N'ayez foi en personne», dictait mon Lonely Planet.

Tu prends pas en photo les chiens galeux et les vaches qui se nourrissent dans ce qui n'est pas un dépotoir, mais en a tout l'air, à chaque coin de rue. Tu ne prends pas en photo les douze heures passées en pleine nuit dans un autobus plein à craquer, pliée en deux dans une couchette longue de 4 pieds. Cette nuit où t'essaies de te tordre de douleur, mais t'as juste pas assez de place.

Tu ne prends pas en photo les regards posés sur toi par les hommes qui sont partout. Ce regard-là, constant, insistant, désireux de tout. Un regard qui se dirige au plus profond du tien. Là où aucun autre ne s'était rendu déjà. Tu ne prends pas en photo les corps inanimés qui défilent juste devant pour aller se faire brûler au coin de la rue, sur le bord du Gange sacré, pendant que tu bois tranquillement ton lassi à la banane. Toujours ce sentiment de ne pas être là où il faudrait. Un sentiment qui ne se traduit pas en pixels.

Tu ne prends pas en photo l'inimaginable. Ces moments, ces images, ces visions ne s'immortalisent pas autrement que par les sensations qu'ils laissent avant de s'éteindre. Les sensations qui te grafignent un peu le dedans pour se faire un lit. Et rester là. Dans ton toi.

En revanche, tu prends en photo cette vache sacrée étendue au beau milieu du chemin, que tous et chacun caressent d'un petit coup de main sur le dos au passage. Tu immortalises les monuments à couper le souffle qui contrastent chaque fois avec le paysage de toutes les heures. Tu prends en photo le chaos des rues. Celui où se mêlent dans un tonnerre de klaxons piétons, motos, voitures, tuk tuks, chiens, dromadaires.

Tu photographies les marchés remplis de 1000 couleurs et sourires. Ce groupe d'enfants qui court vers toi en criant « Photo please, photo! » Ceux qui sortent sur les toits en fin de journée pour faire virevolter leurs cerfs-volants à flanc de montagne dans la ville bleue du Rajasthan.

Tu prends en photo quelques temples de l'extérieur pour te rappeler la beauté des cérémonies que tu y as vues à l'intérieur. Pour te rappeler la musique. Les voix entremêlées dans une parfaite harmonie. Le contact du marbre mouillé sous tes pieds nus. Tu prends en photo tes premiers repas. Ceux des saveurs encore nouvelles. Tu cliques trente fois lors de ta ballade dans le désert du Thar. Parce que moment de zénitude inattendu dans toute cette impensable folie qui t'assaille et te tourne et te retourne de tous les côtés depuis des jours.

Tu sors ton appareil même sous la pluie parce que c'est juste trop beau, ces teintes qui se mélangent soudain dans une lumière un peu diffuse. C'est juste trop bon de les voir se délecter de tout leur être de l'averse qui tombe. Ne penser à rien d'autre. Sortir sur le balcon avant pour une « free shower » ou accueillir à bras plus qu'ouverts cette magie pleurée par un ciel qui s'attriste bien trop rarement.

Des photos tel un aide-mémoire.

Tu saisis le moment comme t'as jamais saisi le moment. Grand respire. Tu enregistres du mieux que tu peux ce qui ne s'enregistre pas autrement que par les yeux. Analyse non objective. Tu t'étends le soir, épuisée, en pensant « Bon sang, où est-ce que j'ai mis les pieds, cette fois», et tu recommences le lendemain avec la même curiosité qui t'a poussée à entamer ce voyage. Étrangement t'en veux toujours plus. Étrangement ta tête s'adapte, fait fi des horreurs pour ne profiter de plus en plus que de ce qui étonne dans le bon sens. Étrangement ta peau s'imprègne de cette odeur nauséeuse et tu deviens un peu elle. Ton coeur s'imprègne d'une perception nouvelle, du bouleversement que tu attendais. Parce qu'on fond, c'est un peu pour ça que t'es là.

Tu rentres à Montréal la tête bourrée de questions et de j'ai-rien-compris. Le ventre bourré de sensations vives. Tu te surprends à serrer tes souvenirs contre toi. Possessive.

Et tu tombes malade.

- Y retournerais-tu?

- Bien sûr que j'y retournerais.

* Des photos sont disponibles sur mon compte Instagram.

Ce billet a aussi été publié sur le blogue personnel de Caroline Dubois Mademoiselle divague...

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