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Courir après le temps

Ce roman a déposé son bras autour de mes épaules et j'y étais tellement bien que je ne voulais plus en sortir jamais.
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Il y a beaucoup de livres, chez moi. Sur la table à café, celle de chevet, dans la bibliothèque, l'autre bibliothèque, sur le vaisselier, sur le piano... Je les laisse flâner où bon leur semble. Ils se prélassent là jusqu'à ce que vienne leur tour et y retournent juste un peu plus vivants, couvertures endommagées par fond de sacoche ou et quelques coins de pages tournés. J'ai toujours eu cette impression qu'ils passaient du bon temps à attendre après moi, mais sûrement qu'au fond, ils s'emmerdent. Souvent, sans scrupule, j'en achète un nouveau qui passe devant tout le monde. Je suis une player.

J'achète même des bouquins que j'ai peur de ne pas aimer. Les «faut-absolument-que-tu-lises-ça». C'était son cas. Il a patienté longtemps. Il faisait les yeux doux, accumulait critiques élogieuses de part et d'autre, mais je le contournais, faisais semblant de ne pas le voir. Comme ça m'arrive parfois avec les hommes aux lumières rouges. Les tentatives de séduction aux lumières rouges, ça me provoque des sueurs à la nuque tellement je trouve ça gênant. Fermons la parenthèse.

Ce roman me foutait la chienne.

On parlait de « grand roman américain », de fresque historique, de fantastique, d'une histoire qui saute du passé au présent, au passé un peu plus récent, au passé très très lointain. D'un fil dur à suivre. Tout pour que je prenne mes jambes à mon cou. J'aime les histoires de gens normaux, celles qui se déroulent au coin de la rue ou chez la madame d'en face. J'aime les pages à travers desquelles il ne se passe pas grand-chose. J'aime la lenteur. J'aime les films d'auteur français.

Puis j'ai vu le sourire béat de cette femme d'âge mûr dans le métro, quelque part sur la ligne orange trop bondée d'un lundi matin 8 h 30. Rien n'interférait. Il n'y avait qu'elle, et L'année la plus longue de Daniel Grenier. Même pas consciente qu'un ado sur le siège à sa gauche se goinfrait de Doritos et embaumait le wagon entier.

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Puisqu'à ce qu'on dit, rien n'arrive pour rien, lorsque je me suis enfin sentie prête à affronter la brique, il y avait au moins une éternité que je passais tout mon temps à avoir peur de vieillir trop vite. Avoir peur de passer à côté de ma vie, marre de ne pas en profiter assez, de ne pas mettre à terme mes projets, de ne pas avoir d'enfant et de maison de campagne à quatre-vingts-dix-minutes-de-Montréal-c'est-vraiment-pas-si-loin-que-ça-tu-vas-voir. C'est récurrent, chez moi. Courir après hier.

J'aurais voulu acheter du temps. Approximativement trois siècles et demi.

J'ai posé ledit objet sur mes genoux, craintive, et je me suis dit que j'irais doucement. Ça va aller. J'ai lu quelques pages et l'évidence est apparue : je n'irais pas doucement, finalement. J'ai failli «caller» malade. Ce roman a déposé son bras autour de mes épaules et j'y étais tellement bien que je ne voulais plus en sortir jamais. J'ai cessé de compter le temps. J'appellerai maman demain. De toute façon, elle est sûrement dehors en train de jaser avec les voisins.

Y est racontée l'histoire d'un homme toujours à la fois plus jeune et plus vieux que tout le monde. Il ne vieillit d'une année que lorsqu'elle est bissextile. J'ai peine à figurer le niveau de maturité d'un homme de 267 ans. Le nombre de romans lus, de musiques écoutées, de leçons apprises, de personnes aimées... Si un jour on invente une pilule qui promet la jeunesse éternelle, je serai la première à l'avaler. Je pourrais lire la Terre entière, travailler dans un bar, ouvrir un refuge pour animaux abandonnés, apprendre à peindre, gagner des médailles dans des compétitions d'échecs, voir tous les pays du monde, conduire le petit bolide qui déneige les trottoirs après les tempêtes.

Des jours après avoir refermé le premier roman de Daniel Grenier, il y a cette scène magique qui rejoue dans ma tête : une rencontre fortuite entre un franco et une anglo. Une discussion maladroite sur la manière de servir les œufs, overeasy, tournés, sunny side up, mirroir. Un coup de foudre. C'est tellement beau, j'ai versé une larme et immortalisé ma lecture avec un cliché Instagram.

« Faut absolument que tu lises ça, Insta. »

P.S. J'accepte les invitations pour conduire la chenillette, cet hiver.

D'autres chroniques littéraires et beaucoup plus, à lire sur le blogue Mes introversions - par Caroline Dubois

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