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I have a dream, ou le rêve des studios américains

Les États-Unis, mieux qu'aucun autre pays, sont passés maîtres dans l'art d'entretenir les mythes liés à leur histoire. Aujourd'hui ces mythes s'invitent au box office, ce qui n'est pas sans conséquence sur le sens des événements tels qu'ils ont eu lieu.
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Cette année les États-Unis célèbrent deux anniversaires importants : les 150 ans de Proclamation de l'Émancipation des Esclaves signée par Abraham Lincoln et les 50 ans de la Marche sur Washington pour le travail et la liberté où Martin Luther King fit son discours I have a Dream.

Les États-Unis, mieux qu'aucun autre pays, sont passés maîtres dans l'art d'entretenir les mythes liés à leur histoire. Aujourd'hui grâce aux plus grands cinéastes et aux productions américaines les mieux financées, ces mythes s'invitent au box office, ce qui n'est pas sans conséquence sur le sens des événements tels qu'ils ont eu lieu. La très grande qualité scénaristique, de reconstitution et d'interprétation de ces productions Hollywoodiennes faisant oublier que l'Histoire y est souvent revue, réécrite sous un angle très contemporain parfois, comme en attestent l'exemple et le contre exemple des traitements faits par les studios hollywoodiens d' Abraham Lincoln et de Martin Luther King.

Pour les 150 ans de la Proclamation de l'Émancipation des Esclaves signée en 1863 par Abraham Lincoln, Steven Spielberg nous a livré grâce notamment à l'interprétation magistrale de Daniel Day Lewis, un Lincoln, très juste physiquement et dans son tempérament. Lincoln était en effet un homme du peuple, un autodidacte, un mari, un père, un conteur, ce qui tranchait avec les politiciens de son époque. En revanche en faisant de lui, un grand émancipateur, dont la seule préoccupation était l'abolition de l'esclavage Steven Spielberg nous fait perdre le sens de l'Histoire. De nombreux historiens n'ont d'ailleurs pas manqué de le faire remarquer. En se cantonnant au mythe, il nous a aussi fait perdre de vue le sens de la Guerre de Sécession et tout le contexte économique des États-Unis de cette époque. Deux visions économiques s'opposaient alors, et non pas uniquement deux visions morales. Un système qui reposait sur le protectionnisme et la révolution industrielle possible grâce à la liberté humaine, et un système intégralement fondé sur l'esclavage et le libre-échange.

La dimension du politicien en a de ce fait été gommée. Lincoln était en effet un grand pragmatique et surtout un visionnaire très attaché à la révolution industrielle. L'Émancipation des Noirs qu'il décide en 1863 en pleine guerre de Sécession n'était pas un acte magnanime. Ce fut une mesure de guerre décidée pour pallier au manque d'effectifs dans les troupes de l'Union et pour satisfaire la Grande Bretagne[1] dont le soutien était indispensable dans le cadre de cette guerre. L'émancipation n'a en aucun cas libéré les esclaves mais a permis d'affaiblir les États du Sud en s'en prenant directement à leur économie. Il fallut attendre le 13e amendement, que Lincoln fit passer au début de son deuxième mandat à la fin de la guerre en 1865, pour que l'on proclame l'abolition de l'esclavage. Sachant qu'il faudra attendre le 14e et le 15e amendements en 1870 -soit 5 ans après sa mort-, pour que les Noirs accèdent à la citoyenneté et au droit de vote. Si l'on reprend les déclarations de Lincoln de l'époque on s'aperçoit bien que sa préoccupation principale était le maintient de l'Union, avec ou sans esclavage d'ailleurs. Ces déclarations nous montrent aussi que comme ses prédécesseurs il ne croyait pas initialement, à l'égalité entre Noirs et Blancs d'où sa volonté première de déporter les 4 millions d'esclaves présents aux États-Unis, en Afrique car pour lui une nation biraciale était inenvisageable. L'Abraham Lincoln des historiens avait une personnalité plus nuancée ce qui n'enlève rien à sa grandeur en tant qu'homme d'État, bien au contraire.

Pour l'anniversaire des 50 ans de la marche des droits civiques et du fameux discours de Martin Luther King prononcé le 28 août 1963 depuis le parvis du Lincoln Memorial, Matthew Weiner s'est s'emparé du sujet dans Mad Men, série qu'il a créée. Dans The Flood (Le déluge), épisode 5 de la saison 6 diffusé le 28 avril dernier aux États-Unis, Matthew Weiner rend, à sa manière, hommage à Martin Luther King. Son assassinat en filigrane du récit, met en état de choc les personnages de la série. Cependant, la subtilité de l'écriture de Weiner nous offre en deuxième lecture, un retour sans complaisance sur ce que la mort de Luther King représenta réellement à l'époque pour une certaine Amérique blanche et huppée. Passée la tension qui se dégage au moment où les personnages apprennent la mauvaise nouvelle, Matthew Weiner montre bien que l'assassinat du Dr King n'a pas entraîné l'émoi que la légende tente de nous laisser supposer depuis. Matthew Weiner fait subtilement la part des choses entre les réactions de chacune des communautés. Du point de vue de l'Amérique blanche de Madison Avenue, ce décès est plus perçu comme une potentielle menace à leurs vies paisibles. Une crainte que les émeutes qui éclatent dans les ghettos noirs ne se propagent, que l'événement ne fasse chuter le "negro dollar", ou encore que cela n'engendre des pertes au niveau des recettes publicitaires. En effet le rêve américain de Madison Avenue n'impliquait pas vraiment de lutter pour l'égalité, qu'elle soit des peuples ou des sexes d'ailleurs.

Cette réaction empreinte de nonchalance et de cynisme était également compréhensible puisque le 4 avril 1968, jour de la mort de Martin Luther King -soit 5 ans après la Marche-, ce dernier avait perdu beaucoup de ses soutiens et son statut d'icone était quelque peu écorné. La raison ? Un discours jugé trop radical sur la Guerre du Vietnam. Martin Luther King était isolé et critiqué à la fin de sa vie, comme en attestent encore les historiens et les activistes engagés dans la lutte des droits civiques à ses côtés, encore vivants aujourd'hui.

L'écriture télévisuelle d'aujourd'hui permet les nuances que les blockbusters ne s'autorisent plus. Memphis, biopic en préparation sur Martin Luther King sera sans doute sujet aux mêmes contraintes que Lincoln malheureusement. Ce que perdent de vue ces productions Hollywoodiennes c'est que les mythes naissent après l'histoire qui est contée dans leurs films.

Abraham Lincoln et Martin Luther King ont été assassinés, à la suite de complots orchestrés contre eux, car ils ont voulu chacun à leur façon, faire entrer la société américaine dans la modernité sociale, politique, et économique. L'assassinat est certes toujours déclencheur ou accélérateur de légende, mais pourquoi ce besoin d'entretenir des mythes au détriment de l'histoire et du travail de recherche ? Pour des raisons scénaristiques, sans doute, le besoin de simplifier mais aussi de tenter de donner des clés pour solutionner des problématiques contemporaines. L'Amérique n'en n'a pas fini avec les questions raciales. L'arrivée de Barack Obama au pouvoir laissait entrevoir la promesse d'une société post raciale, qui en aurait enfin terminé avec la ségrégation désormais mentale. Mais il reste beaucoup à faire comme l'ont encore révélé les crispations autour de la mort du jeune Trayvon Martin et du procès de George Zimmerman.

L'entretien des mythes et des petits arrangements avec l'histoire par les cinéastes et producteurs américains, participent de cela. De cette volonté presque maladive d'enfin parvenir à parfaire les idéaux américains, la liberté en premier lieu.

[1] La Grande Bretagne a aboli l'esclavage 25 ans plus tôt en 1838

Les 50 ans du discours historique de Martin Luther King, «I have a dream»

Procès Zimmerman: manifestations en réaction à lacquittement

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