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Facebook, média d'information hypermoderne

Sur le mur Facebook se mêlent ainsi informations publiques et privées, appels au secours et demandes de renseignements. Mais à le considérer ainsi, il révèle ce qu'est également devenu le citoyen à l'ère 2.0.
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L'internaute qui se connecte à Facebook semble comparable au lecteur de journal ou au téléspectateur. Tous se ruent fébrilement sur leur média favori pour s'informer de la vie du monde. Ce fut évidemment le cas lors du récent attentat de Nice. Si certains l'ont appris grâce à ce réseau social, d'autres s'y sont branchés pour s'assurer que leurs amis étant à proximité du drame allaient bien (application «Safety Check») ou plus simplement pour récolter des informations. Un bébé de 8 mois, séparé de ses parents au cours de la panique qui a suivi le drame a même été retrouvé grâce à un post de recherche partagé plus de 22 000 fois. Sur le mur Facebook se mêlent ainsi informations publiques et privées, appels au secours et demandes de renseignements. Mais à le considérer ainsi, il révèle ce qu'est également devenu le citoyen à l'ère 2.0.

Les passages successifs du journal à la télévision et maintenant à Facebook illustrent en effet ces trois fractures sociétales autant que culturelles que furent la modernité, la postmodernité puis aujourd'hui l'hypermodernité (je renvoie les lecteurs intéressés à deux ouvrages de référence écrits par Gilles Lipovetsky: L'ère du vide publié chez Gallimard en 1983 et Les temps Hypermodernes chez Grasset en 2004).

Le journal est en effet moderne en ce qu'il matérialise un désir de faire participer le peuple au cours du monde. Il est ce qui se réalise la nuit, dans la clandestinité, pour lui offrir une contre-voix pendant les temps de censure politique. Mauvais papier et encre qui déteint sur les doigts, le journal se prend, se froisse, se plie sous le bras et se jette une fois lu. Il n'écrit pas l'Histoire et n'a pour cela pas besoin d'être monumental. Reproduit en centaines voire en milliers d'exemplaires, il revendique un prix modeste (permis dès 1845 et l'entrée dans la presse massive grâce à l'utilisation des premières rotatives) pour pouvoir être lu par l'ouvrier comme l'intellectuel, par le prolétaire comme le bourgeois. Et s'il ne fixe pas l'Histoire officielle dictée par le pouvoir en place, c'est parce qu'il veut surtout suivre au jour le jour les joies et les peines du monde.

C'est ainsi en lisant son journal que Pablo Picasso entreprend la réalisation de son magistral Guernica. Bouleversé par la Une de Ce Soir qui reproduit une photographie de ce village basque anéanti par les avions allemands le 30 avril 1937, il réalise cette œuvre qui évoquera la lutte des Républicains espagnols contre le général Franco à l'Exposition universelle de Paris de la même année. Le journal éveille donc les consciences et sait parfois réveiller le citoyen endormi par les habitudes ou le discours officiel.

Puis viennent la télévision et la culture du zapping. Le geste ample du lecteur de quotidien qui tourne des pages gigantesques (de plus en plus petites, signe des temps) cède la place au pouce avec lequel le téléspectateur presse pour changer de chaine. Si le premier avait ainsi la patience de lire des articles s'étalant parfois sur plusieurs pages (autre signe des temps que la place de plus en plus importante prise par les images et les textes factuels), le second ne veut plus et ne sait plus prendre ce temps. Il lui faut du rythme et des couleurs. Il demande de l'émotion, mais sans effort. Les journaux télévisés lui proposent donc des informations qui vont (le convainc-t-on) directement à l'essentiel, quitte à frôler parfois le contresens ou à s'étaler plus souvent dans le stéréotype. Images-chocs et montages dynamiques essaient donc de garder l'attention du téléspectateur qui s'ennuie vite et zappe en un éclair. Et si le lecteur était dans son journal, la tête enfouie dans ces longues pages de papier gris et l'esprit attentif, le téléspectateur est quant à lui à distance de ce poste qui enchaîne pour le distraire des scoops et des spots toujours plus rapides et bruyants.

Cette distance est illustrée par une autre œuvre, une série de polaroids pris par Catherine Opie intitulée Debate (2004). Sur chacune de ces photographies, nous voyons le visage silencieux de Georges W. Bush ou de John Kerry, réunis pour un débat télévisé pendant la campagne présidentielle de 2004. Là encore, un média d'information donne lieu à une œuvre. Mais l'engagement qui était celui de Picasso, son désir tout moderne de participer à un combat politique pour le bien d'un peuple opprimé est ici remplacé par cette distance postmoderne aux affaires du monde. Sans affect, cette œuvre est sans discours, sans prise de position, et se contente de montrer ces deux politiciens aux gestes et expressions convenues comme l'on montrerait des serpents conservés dans un bocal rempli de formol.

«Cette ère de l'"hyper-vitesse", de l'"hyper-connectivité" et de l'"hyper-relation" a en effet paradoxalement produit un nouveau rapport "hyper-distant" aux autres et à la société.»

Aujourd'hui, Facebook révèle un nouveau rapport au monde propre à notre hypermodernité. Cette ère de l'«hyper-vitesse», de l'«hyper-connectivité» et de l'«hyper-relation» a en effet paradoxalement produit un nouveau rapport «hyper-distant» aux autres et à la société. La distraction du téléspectateur zappeur s'est ainsi mue en une «hyper-distraction». Après la main qui tourne méthodiquement les pages du journal puis le pouce qui appuie sur les boutons de sa télécommande, l'internaute n'a aujourd'hui plus qu'à faire glisser son doigt sur l'écran de son téléphone intelligent ou de sa tablette pour faire défiler les informations publiées sur son Mur. Des posts qui, si les infos présentées au JT étaient déjà des raccourcis d'articles papier, sont des raccourcis de raccourcis en ce qu'ils sont désormais des avis, des commentaires ou des partages d'autres internautes. Ce n'est alors plus le journaliste qui analyse un fait de société, mais un quidam qui commente l'actualité. Et là encore, celui-ci ne s'engage plus comme put le faire Picasso. Il n'adopte pas non plus le mutisme de Catherine Opie, mais est appelé à commenter cette information par des petites phrases ou des emojis. Désormais, Facebook propose en effet à ses utilisateurs, en plus du like (qui n'est pas un love et dit beaucoup de notre relation hypermoderne à ce monde écranisé) d'adorer, de grogner ou encore d'illustrer sa tristesse comme son étonnement. Aux posts qui évoquèrent récemment l'attentat de Nice, les internautes purent ainsi non plus liker comme c'était le cas auparavant (comment aimer un tel drame?), mais pleurer ou montrer leur stupeur ou leur colère.

Oui, mais. L'usage de ces émoticônes rend ces réactions mignonnes, légères et de fait souvent décalées par rapport à la gravité de tels événements. Ils semblent davantage être l'expression d'enfants que d'adultes et révèlent ainsi l'hypermodernité de notre rapport au monde. Celui-ci implique une volonté de participer aux choses (des internautes qui concurrencent par leurs images les journalistes professionnels et les médias traditionnels aux multiples vidéos, blogues et vlogues dans lesquels ces mêmes internautes se font critiques, testeurs ou experts), mais en restant dans le registre de la légèreté. Ces emojis et posts sans réelle consistance sont par là l'équivalent «rédactionnel» de ce doigt qui frôle sans effort cette vitre parfaitement lisse et de ce monde qui défile désormais au creux de nos mains. Les mangas furent inventés pour les Japonais pressés qui pouvaient commencer et finir une histoire le temps d'un trajet en train ou en métro et le jeter ensuite. L'actualité Facebook permet elle aussi d'être consultée, compulsée, survolée entre deux stations ou en attendant que le feu passe au vert. Car comme eux, la colère du feu rouge passe très vite et toujours au vert, comme les drames postés seront très vite remplacés par des photos de vacances, de son nouveau tapis, ou des considérations sur l'état du trafic routier. Telle est notre tech-sistence.

Ouvrages publiés par l'auteur sur Facebook et la culture hypermoderne :

Selfie, un nouveau regard photographique, préfacé par Serge Tisseron, Paris, 2016, L'Harmattan, coll. Eidos, série Photographie

Roy Lichtenstein, de la tête moderne au profil Facebook, préfacé par Paul Ardenne, Paris, 2015, L'Harmattan, coll. Eidos, série RETINA

Ce billet de blogue a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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