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Lire l'avenir dans un terminal de bus

ENSEIGNER AU 21e SIÈCLE - C'est une des beautés d'être prof. Lire l'avenir de la société dans les yeux des étudiants, dans leurs questions, dans leurs rêves, dans leurs projets, dans leur jeunesse.
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De petits yeux, des bouches désespérément fermées et des têtes légèrement inclinées vers le bas. La maïeutique socratique dont je suis si fière ne fait manifestement plus effet. Mes questions tombent dans le vide. Ma tête aussi. Après 20h, la fonction «veille» s'enclenche automatiquement chez mes étudiants et menace sans arrêt de basculer sur «arrêter». C'est une option en série. Quelques sourires échangées, de (très) rapides «see you next week», et me voilà dans le taxi. En route vers le terminal de bus de Kingston. Je rentre à Montréal. À la maison. #facultyroadwarrior.

Le bus. En fait, non. Le terminal. Le départ est fixé à 21h50. Bien sûr, du retard. J'ai du battre en retraite dans le minuscule corridor (ambiance sous-sol d'église des années 1970) qui sert de salle d'attente. Apparemment, je suis le seul à trouver qu'il fait froid. La longue ligne d'étudiants qui s'apprêtent (en sens contraire) à regagner la ville reine ne bouge pas d'un pouce. Heureusement d'ailleurs. Je ne suis pas enclin à partager mon nouvel espace vital. Je tue le temps en relevant de façon compulsive mes courriels (comme si j'allais recevoir une nouvelle importante un jeudi soir à 21h). Parfaitement absurde. Dans la vie d'un prof d'université, les nouvelles professionnelles importantes arrivent entre 10h et 16h (du mardi au jeudi). Allez savoir pourquoi...

Bref, alors qu'une fois de plus je m'apprête à vivre de précieuses minutes de ma vie en compagnie de mon téléphone, la porte s'ouvre et laisse entrer une autre victime de cette fin d'hiver. Le visage très jeune, un gros livre sous le bras. Les regards se croisent. Je ne sais pas si c'est de la timidité ou le résultat d'un manque de confiance chronique dans ma maîtrise de l'anglais, mais je n'ai jamais été très doué pour le small talk dans la langue de Shakespeare. La curiosité l'emporte sur le trouble compulsif. Je lâche le cell et la conversation s'engage. Chinois, et étudiant en commerce à Queen's. Un première année en plus (le monde est trop petit. Je vais surement l'avoir en classe l'automne prochain).

Son histoire me fascine. Au pays depuis 15 ans, Canadien depuis 5 ans, francophile. Ses parents sont des commerçants à Dongguan (une «petite» ville de 8 millions d'habitants). Il parait que les affaires sont devenues plus difficiles. Il attend sa copine. Question rituelle du professeur à l'étudiant: «What would you like to do when you finish the school?» Réponse (étonnante): «I'd like to run my own business... I don't understand why so many students just want to have a job». Fair enough. Pourquoi vouloir seulement un métier? Petit moment de solitude introspectif. Et moi?

«Lire l'avenir de la société dans les yeux des étudiants, c'est une des beautés d'être prof. »

Pas vraiment le temps d'y répondre. Pas vraiment envie non plus. La fin de session conjuguée au grand froid est un très mauvais moment pour les questions existentielles. La copine est arrivée. Mon bus aussi. Un sympathique «take care» et me voilà de nouveau en compagnie du téléphone. Le temps de me dire quand même que le basculement de l'influence du nord au sud (ou de l'ouest vers l'est - enfin, ça, c'est si on parle depuis la vieille Europe) a atteint le point de non retour. De Dongguan à Kingston. La mondialisation est un défi permanent à l'improbable. Le temps aussi de prendre une note pour ne pas oublier de parler de Jaril un jour. Mon assistant d'enseignement. Vingt-deux ans, au pays depuis quinze ans, Canadien depuis un mois. De Manille à Kingston... Il rêve de travailler pour Google ou Facebook. Mais c'est pour commencer. Lui aussi ,je crois qu'il ne veut pas juste un métier.

Franchement, c'est une des beautés d'être prof. Lire l'avenir de la société dans les yeux des étudiants, dans leurs questions, dans leurs rêves, dans leurs projets, dans leur jeunesse. Ce que je viens de lire ce soir me plaît énormément. Du courage, de l'optimisme, de l'ambition et de nouvelles frontières.

On vient d'entrer sur la 401. Cela fait 34 minutes que je n'ai pas relevé ma boîte courriel. Cinq pressions du doigt. M'y voilà... et... vous n'avez aucun nouveau message. Il est 22h30. Le bus s'endort. Moi aussi.

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