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Trump et Sanders sont les conséquences d'un réveil abrupt. Tous les deux affirment l'incapacité de Washington et d'un Congrès corrompu à régler les problèmes qu'ils soulèvent.
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Nous sommes en 2014, dans une modeste demeure du Vermont. Installés au salon devant une tasse de thé, Bernie Sanders et ses plus proches conseillers envisagent à quoi pourrait ressembler une possible candidature présidentielle. À plus de 70 ans, il est à la croisée des chemins : s'il veut tenter une ultime fois de changer l'histoire, c'est maintenant ou jamais.

Sa garde rapprochée est unanime : s'il veut avoir la moindre chance de gagner ou même de mener une campagne pertinente, il devra le faire sous le Parti démocrate. Pour celui qui prend une fierté innommable en son intégrité et sa réputation, étant le sénateur indépendant ayant servi le plus longtemps dans l'histoire du pays, c'est un affront grotesque. Toute sa carrière, il fut un chien de garde des pauvres et des démunis face à l'hégémonie des deux grands partis, les critiquant à multiples occasions.

Il faudra plusieurs jours avant que Sanders n'accepte la réalité et qu'il n'en vienne aux mêmes conclusions. Dans un dernier effort de le convaincre de ne pas se présenter, ses conseillers firent une liste de tous les désavantages qu'il aurait à surmonter afin de vaincre Hillary Clinton : l'argent, les super-délégués, la réputation, l'appui du parti, etc.

Une campagne nationale demanderait énormément de moyens, nécessiterait des déplacements en avion par la douzaine ainsi que plusieurs heures d'apparition par jour. Ce serait incroyablement difficile, et probablement en vain. Avant le premier caucus en Iowa, il devrait avoir récolté au moins 14 millions de dollars, sans quoi rien de tout cela ne serait même envisageable. Méconnu des électeurs, Sanders aurait besoin d'une exposition sans précédent et d'une campagne révolutionnaire.

Sa femme fit tout en son pouvoir pour le convaincre de ne pas se présenter, consciente du sacrifice que cela exigerait et effrayée de voir son mari noyer une carrière glorieuse dans une campagne perdante.

Pourtant, lors d'une conférence de presse qui avait plus l'air d'une marche dans le parc interrompue par un discours à un podium, devant quelques membres de la presse et une centaine de personnes, Bernie Sanders annonce sa candidature à la présidence des États-Unis. Il livre un discours qui définira le reste de sa campagne : le système est brisé, corrompu et injuste.

Au moment de son annonce, le sénateur du Vermont est déjà une figure emblématique du mouvement Occupy et une star de la gauche économique. En fait, il jouit d'un support limité mais sectaire de la même base démocrate qui tenta d'abord de recruter Elizabeth Warren dans la course.

Galvanisé par sa popularité sur les médias sociaux, Sanders se met à enchaîner les records de spectateurs pour des rassemblements politiques partout où il se rend, même en territoire hostile. Que ce soit en Arizona ou en Californie, au Colorado ou au Texas, des foules à perte de vue et des stades pleins à craquer l'attendent chaque fois. Devant un public plus en colère qu'inspiré, pour faire contraste avec la campagne de Barack Obama de 2008, il lance de la foudre aux institutions politiques et aux élites économiques qui sont, selon lui, responsables de la banqueroute du pays. Il ne réclame rien de moins qu'une révolution politique socialiste démocratique, dans ses mots. Autrement dit, il veut amener les États-Unis dans le 21e siècle au plan social en changeant drastiquement la structure fiscale du pays. Il ne s'en cache pas : tout le monde va payer plus de taxes, particulièrement les riches.

La raison pour laquelle Sanders connaît un succès aussi retentissant est simple : il est authentique et vrai. Dans un cycle électoral où les électeurs sont suspicieux comme jamais, il contraste avec tous les autres comme celui qui fut, toute sa vie, du bon côté de l'Histoire. Aux yeux de quiconque recherche un président de principe, c'est de l'or en barre. En marchant aux côtés de Martin Luther King Jr., en levant l'alerte au Sénat bien avant 2008 sur la crise financière à venir, ou en votant contre la deuxième guerre en Irak, Sanders s'est constamment retrouvé du bon côté du débat.

Avec le recul, ces décisions sont quasiment aphrodisiaques pour les électeurs. Il est en quelque sorte le produit d'une autre époque, où les gens faisaient encore de la politique par principe, par vertu. Aujourd'hui, il décrit le système américain comme une partie de Monopoly qui tire à sa fin, avec un seul joueur qui rend tous les autres misérables par son avarice.

En raison de sa réputation, même ceux qui ne sont pas convaincus de la grossièreté du système que Sanders expose dans ses discours peuvent être attirés par son message. Après tout, aux yeux des démocrates, il ne s'est jamais trompé sur un enjeu majeur dans sa carrière. Cette impression transcende n'importe quel message de campagne. Elle permet aux électeurs de parfois ignorer les subtilités du message, ou même d'être en désaccord léger avec certaines parties de celui-ci, sans remettre en question les compétences de l'homme. Idéologiquement, plusieurs démocrates voient Sanders comme Jésus et argumenter avec lui sur des passages de la Bible semble farfelu.

Propulsé par l'appui des jeunes et de l'aile plus libérale du parti, le socialiste autoproclamé met sur pied une campagne de financement sans précédent. Au moment de se présenter en Iowa, il n'a pas récolté le chiffre magique de 14 millions de dollars, mais bien 73. Soixante-treize millions, pour ceux qui ont mal compris en arrière. Il a réécrit les règles du financement politique. Après une défaite serrée en Iowa, il gagne le New Hampshire par plus de 20 points et récolte plus d'argent en 24 heures que Hillary Clinton en un mois, le tout sous forme de petits dons individuels. Au sein de la campagne, on commence à y croire. La machine Clinton, elle, se met en marche. Bill Clinton multiplie les attaques personnelles et Bernie Sanders veut répondre, au détriment de l'avis de ses conseillers, qui le préviennent de la popularité de Bill chez les démocrates. C'est alors que Trump rend curieusement service à Sanders en faisant remonter des allégations d'écarts sexuels de l'ancien président, le forçant à s'éloigner de la campagne pour un temps.

Bernie Sanders est tout un personnage. Vieil homme grincheux en apparence, il ne donne pas du tout l'impression d'être le prochain commandant en chef de la plus puissante force de combat du monde. Pourtant, s'exprimant dans un accent de Brooklyn marqué, il continue de faire des dommages au camp Clinton. En quelques mois, il a réussi à découronner la reine du Parti démocrate et à la faire trembler sur son trône. Sondage après sondage, il a progressivement remis en question l'assomption selon laquelle Clinton serait inévitablement la gagnante de la primaire. Après avoir bénéficié d'une avance dite insurmontable de 70 points dans le marathon présidentiel, elle peut désormais entendre le souffle de son adversaire derrière elle.

Pour Sanders, tout cela est prévu mais tout de même complètement inattendu. Au départ, il volait avec les billets les moins dispendieux, les épaules compressées contre celles de ses voisins. Régulièrement, il refusait les surclassements que lui offraient les compagnies aériennes. Aujourd'hui, les choses ont quelque peu changé. Son succès retentissant l'a forcé a accepter la présence du Secret Service, ce qui l'oblige à prévoir ses arrêts de campagne au moins deux jours d'avance. Pour les conseillers du sénateur, c'est une bien bonne nouvelle, qui facilite leur quotidien. Pour Bernie Sanders, c'est plutôt un frustrant carcan qui l'empêche de mener sa campagne comme il le faisait depuis le début : au fur et à la mesure. Tout le dépasse ; les foules, les dons, l'attention médiatique, même le support. De nos jours, le candidat vole en première classe et jette un coup d'œil à sa femme avec un sourire en coin et une expression amusée : «Peux-tu croire à tout ça ?»

Probablement pas, car personne n'y croit vraiment encore. Cette semaine, Sanders a remporté le Michigan dans l'une des plus grosses surprises politiques de l'histoire des sondages modernes. Pas plus tard que ce dimanche dernier, tous les sondeurs étaient unanimes et prédisaient une écrasante victoire de Clinton par 20 points. Pourtant, deux jours plus tard, le monde politique fut muselé au silence devant une choquante victoire de Sanders, inespérée de son propre camp.

Le mouvement politique qu'il est en train de générer est bien facile à comprendre depuis notre point de vue étranger. Après tout, ce qu'il propose aux Américains n'est en aucune façon révolutionnaire pour le reste du monde moderne. L'éducation supérieure gratuite ou abordable est un choix collectif que plusieurs sociétés ont fait, tout comme l'accès universel aux soins de santé ou l'instauration de congés de maternité. En fait, les États-Unis et la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont les deux seuls pays du monde à ne pas garantir un congé aux nouvelles mères, non pas sans témoigner du retard qu'accusent les Américains avec le reste du monde à certains égards du filet social.

Et c'est exactement de ça qu'ils ont ras le bol : le capitalisme sauvage. La pensée politique collective ayant été paralysée par un absurde exceptionnalisme depuis si longtemps, il est devenu difficile de convaincre qui que ce soit aux États-Unis qu'ils ont un problème et que la solution existe ailleurs. C'est peut-être ce qu'avait Trudeau en tête lorsqu'il a déclaré en entrevue cette semaine que les Américains devraient porter un peu plus attention au monde qui les entoure. L'illusion de grandeur a été si profonde que le réveil d'une Amérique profondément endettée et mal en point a été brutal. Trump et Sanders sont en quelque sorte les conséquences de ce réveil abrupt. Tous les deux affirment l'incapacité de Washington et d'un Congrès corrompu à régler les problèmes qu'ils soulèvent, se proclamant chacun à leur façon libres des intérêts spéciaux.

Une victoire morale

À ce point dans la course, il est difficile d'imaginer Sanders remonter la pente qui se montre devant lui. Malgré sa performance stellaire, la mathématique des délégués du Parti démocrate joue grandement en sa défaveur. Même s'il a gagné presque le même nombre d'États que Clinton, elle maintient un avantage massif chez les délégués et les super-délégués, ce qui la rend pratiquement invulnérable à une remontée. (Je traiterai du fonctionnement du collège électoral dans une future chronique.)

Toute précaution prise dans le paragraphe ci-haut, voici à mon avis comment Sanders pourrait encore une fois choquer le monde politique et gagner la nomination. D'abord, il faut considérer que tout est sur la table dans ce cycle électoral. Après tout, Donald Trump est en train de dominer le Parti républicain et Sanders ne devrait déjà même plus être dans la course de toute façon.

En gagnant le support des électeurs de ma génération, Sanders a revitalisé le Parti démocrate et stimulé un mouvement sans précédent. Sur les médias sociaux, il est outrageusement dominant. Je vous met au défi d'ouvrir un onglet de commentaires sous un article à son sujet et de trouver un commentaire négatif crédible. Lorsqu'il est attaqué, c'est une question de secondes avant qu'il ne soit vigoureusement défendu. Ça ne dit rien de ses idées, mais ça en dit long sur son succès chez une démographique absolument cruciale : les leaders d'opinions. Peut-être ont-ils raison, peut-être ont-ils tort, mais ils sont certainement influents.

Cette vague de support pourrait lui permettre de matérialiser des victoires dans des États clés plus sophistiqués politiquement, comme la Californie, traditionnellement très à gauche, où encore New York, où Clinton fut sénatrice. S'il va chercher la Floride, où les indépendants sont nombreux, c'est terminé. Des victoires dans certains de ces États renverseraient certainement l'impression que Sanders est un underdog et changeraient la trame narrative dans les deux campagnes. Clinton tourne encore beaucoup autour de l'argument selon lequel elle est le choix raisonnable, alors ce genre de scénario la mettrait sans aucun doute sur les talons jusqu'à la convention, en la plaçant d'égal a égal avec son adversaire. À partir de ce moment, Sanders a gagné. Même s'il n'emporte pas la nomination, il aura tout de même le pouvoir d'apporter un agenda chargé et plusieurs centaines de délégués à la convention. Clinton devra mener une campagne présidentielle beaucoup plus à gauche afin de rallier tous ses électeurs et, inévitablement, Sanders aura gagné, si ce n'est qu'une victoire morale.

Le monde entier la lui souhaite, sa victoire morale. La planète en a assez de l'interventionnisme à la Rambo et de l'unilatéralisme inconsidéré. Sanders a promis de mettre fin à cette vieille politique étrangère et de ranger ses bottes de combat. Enfin, les États-Unis pourront remplir leur nouveau rôle : celui de leader du monde libre, non pas de chef. Le leader mène les autres vers la réussite par son humilité et sa détermination ; le chef se croit meilleur que tous les autres et impose sa pensée. Dans une nouvelle dynamique mondiale où le tiers-monde se met progressivement à niveau avec notre mode de vie, les défis seront grands et l'Amérique devra agir comme fondation de l'ancien Occident. Elle devra être à bord du bateau, sans avoir les deux mains sur le gouvernail. Dans son état actuel, le système politique américain est si parasité par la partisanerie et la corruption qu'il est simplement incapable d'assumer ces fonctions.

Avec un peu de chance, changer la trame narrative de la campagne en se présentant comme une option crédible pourrait être suffisant pour changer solidement la donne à l'échelle nationale, où Sanders perd par aussi peu que 7 points. Bientôt, nous pourrions voir une élection générale où les Américains devront choisir entre Bernie Sanders et Donald Trump celui qui sera le prochain à descendre les escaliers d'Air Force One. Il y a un an, s'acheter un billet de loterie était plus sensé comme investissement que de parier un seul dollar sur ce scénario.

Chose certaine, les analystes doivent se pincer tous les jours pour s'assurer que cette élection n'est pas un rêve bizarre dont ils vont se réveiller bientôt.

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