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Si seulement la Turquie était une amie

Les pays ne sont pas des amis: ils se saluent d'une main et tiennent un couteau dans l'autre. Le poignard turc est enfoncé dans le dos de la coalition.
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De nos jours, la politique et l'actualité vont tellement vite qu'il peut être difficile de tout saisir.

Ils dansent ensemble sous nos yeux impuissants de pauvres témoins des pulsions des hommes. Comme si des forces étrangères s'affairaient à nous rappeler que nous ne contrôlons absolument rien, sinon notre discours et la façon dont nous improviserons notre réponse à la prochaine crise internationale.

Il n'y a pas une semaine, on pleurait Paris. Le monde était à genou, à prier pour elle. Puis, il s'est levé. D'une seule voix, il a dit «Non». «C'est assez». Les différends idéologiques semblaient avoir été mis de côté, alors que les Russes ont offert leur soutien militaire aux opérations françaises, malgré les sanctions imposées contre-eux par cette même France en lien avec la Crimée. Qui l'eut crut. La Russie est même allée jusqu'à offrir un petit chiot à la France pour remplacer le chien de police tué dans un récent raid anti-terroriste. Sortez les violons!

L'incident de mardi est un difficile retour sur terre pour ceux qui espéraient voir cet élan de solidarité se traduire en réel effort collectif contre le terrorisme. Pour ceux à qui je l'apprendrai, la Turquie a abattu un avion de guerre Russe au-dessus de la frontière Syrienne, forçant ses deux pilotes à s'éjecter avant qu'ils ne soient fusillés dans le ciel par des rebelles au sol. La question qui raisonne aujourd'hui est: pourquoi?

C'est tellement compliqué. Tellement trop compliqué pour dire que le monde est uni et que la géopolitique est chose du passé. Nous allons devoir nous détacher de cette illusion moderne selon laquelle tous les pays vivent dans l'intérêt mondial défini par les critères occidentaux.

L'ouverture commerciale de la Chine, l'effondrement de l'Union Soviétique et l'augmentation des échanges internationaux ont tous été des changements marquants dans l'ordre mondial qui ont semblé faire miroiter la promesse d'un monde uni autour de principes démocratiques forts et communs.

La réalité est bien différente. Tous les pays ont des intérêts nationaux et tant qu'il y aura des pays, ils auront des agendas nationaux à faire avancer. Les pays qui signent des alliances le font car ils croient qu'il est dans leur meilleur intérêt de le faire. Non pas par vertu. Ils estiment que de s'aligner avec les intérêts d'une des différentes super-puissances leur offrira la légitimité politique nécessaire sur le plan international afin de faire avancer leurs pions sans se faire embêter outre-mesure. C'est une excellente stratégie. considérant que toutes ces super-puissances ont un droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU et qu'ils peuvent ainsi placer sous un parapluie leurs puppet states. La Turquie est-elle réellement une complice du monde libre? Après tout, elle est membre de l'OTAN et membre de la coalition contre l'EI?

Si seulement c'était si simple...

Comme n'importe quoi dans le Moyen-Orient, c'est beaucoup plus complexe et quiconque arrivera avec une solution sur papier qui pourrait possiblement être entérinée par tout le monde gagnera le prix Nobel de la paix chaque année pour la fin de sa vie. Et peut-être post-mortem aussi.

La Turquie a ses propres déchirures internes. D'abord, les Kurdes que nous armons massivement (c'est pour eux que Wali, le soldat québécois, se bat) tentent d'établir leur propre nouvel état, le Kurdistan, qui serait théoriquement en bonne partie sur le territoire turc. La Turquie n'aime pas particulièrement ça.

Ensuite, le gouvernement turc se réveille la nuit pour haïr le gouvernement de Bachar Al-Assad, que les russes voient dans leur soupe. Les russes arment et soutiennent activement le gouvernement d'Assad afin de le maintenir au pouvoir, en plus de bombarder les positions des rebelles qui tentent de le renverser. Rebelles que nous armons et soutenons afin de retirer Assad. La Turquie n'aime pas particulièrement ça. Les américains non plus, d'ailleurs.

Pour poursuivre, puisque oui, ça se complique encore, la Turquie achète une quantité phénoménale de pétrole à l'État Islamique sur le marché noir, participant directement au financement du groupe. On estime la quantité à 800 000 000 de barils jusqu'à présent. Le pays fut très réticent à rejoindre la coalition contre l'ÉI, plutôt satisfait de voir quelqu'un lancer des missiles sur Assad, peu importe la couleur du drapeau sur ces missiles.

Qu'est-ce qui arrive après?

Bien futé est celui qui prédira avec exactitude ce qui va se passer dans les prochaines semaines. J'aimerais toutefois rappeler certains faits qui semblent être ignorés par plusieurs et qui doivent être rétablis afin d'avoir une bonne compréhension du potentiel diplomatique de la situation.

Pour commencer, la Turquie est une alliée importante de la Russie et les deux pays ont une relation économique beaucoup trop importante, surtout dans le contexte d'un pays affaibli par les sanctions, pour que Poutine ne réponde par des sanctions économiques. Le président russe a trop besoin des turcs pour faire passer un pipeline qui éviterait l'Ukraine afin d'exporter le gaz naturel russe.

Ensuite, il est inconcevable ou presque que Poutine choisisse de se lever de la partie d'échec, qu'il déchire sa chemise et qu'il frappe la Turquie militairement. La situation est d'une délicatesse chirurgicale : un membre de l'OTAN, des bombes et la Russie. Une recette bien explosive. Ajoutez un président républicain, mettre au four 20 minutes à 400 et vous avez une guerre mondiale. Sans blague, une réponse militaire serait stupide et même un homme dément pourrait le reconnaître. Espérons que Poutine le reconnaisse.

Cependant, comme je l'ai mentionné précédemment, c'est un événement qui s'inscrit dans une longue escalade de tensions. Un jet russe avait survolé le territoire turc il y a quelques semaines en effectuant une manœuvre d'évitement, ce qui avait déclenché un avertissement très ferme de la part du gouvernement de l'état musulman qu'il ferait respecter sa souveraineté territoriale à l'avenir, ce à quoi la Russie avait répondu qu'elle y voyait une dangereuse escalade de rhétorique pour ce qu'elle considérait un accident négligeable. L'accident négligeable s'est répété, le jet a reçu 10 avertissements en 5 minutes, puis a été abattu. Mauvaise foi?

D'un côté, les turcs l'avaient bien dit! Ne violez pas notre espace aérien sans quoi, vous serez considéré comme une menace. Ils ont déclaré leurs règles d'engagement et les ont suivies. L'acte est indiscutablement légal. D'un autre côté, ils ont engagé un avion allié qui effectuait une mission contre l'État Islamique, un ennemi commun. Ils ont choisi délibérément de causer des pertes militaires à un membre de la coalition et il serait inapproprié de sous-estimer le symbolisme du geste.

Un membre de l'OTAN a abattu un jet russe pour un prétexte bidon et ils ne rient pas du tout. Le Président russe a déjà qualifié l'acte de «coup de poignard dans le dos de la part d'un allié» et a déclaré qu'il y aurait de «sérieuses conséquences». Aucun de ces mots ne sonne comme sorti de la bouche de quelqu'un qui ait la tête à la diplomatie. Poutine vivait déjà ses propres pressions domestiques à la suite de l'écrasement de l'avion passager au-dessus de l'Égypte et n'avait décidément pas besoin que ce genre de situation lui tombe dans les bras.

Conclusion

Les pays ne sont pas des amis: ils se saluent d'une main et tiennent un couteau dans l'autre. Le poignard turc est enfoncé dans le dos de la coalition.

Une déclaration de Poutine m'apparaît comme lourde de sens, parmi son discours. Il a mentionné que les Turcs étaient désormais «complices du terrorisme». Il a raison. Nous sommes encore à des années lumières d'une réelle solution au Moyen-Orient si certains pays continuent à ne pas comprendre le fait que nous jouons dans la même équipe contre un adversaire partagé.

Les grands gagnants dans cette histoire, ce sont les combattants de l'État Islamique, qui regardent leurs ennemis s'entre-tuer en veston-cravate à propos d'une ligne imaginaire. La rhétorique n'est pas sans rappeler celle de Bush après 9/11 : si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes avec les terroristes.

Les astronautes disent vivre pendant quelques secondes un paralysant sentiment de profonde insatisfaction et d'amertume lorsqu'ils regardent la Terre vue de loin, de toute sa splendeur.

J'imagine qu'on y voit la futilité de certaines choses et que nos combats quotidiens y semblent dénoués de sens.

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