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À la recherche de mon nirvana perdu

Parfois, j'envie les islamophobes. Pour ces gens, l'imbroglio qui endeuille aujourd'hui les peuples du Moyen-Orient est fort simple. L'islam, religion de haine et de violence, explique tout. Pour eux, en effet, les versets coraniques et les traditions prophétiques, qui produiraient la barbarie dite jihadiste, sont trop nombreux pour que l'on ait besoin d'étudier les réalités du terrain.
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Parfois, j'envie les islamophobes. Pour ces gens, l'imbroglio qui endeuille aujourd'hui les peuples du Moyen-Orient est fort simple. L'islam, religion de haine et de violence, explique tout. Pour eux, en effet, les versets coraniques et les traditions prophétiques, qui produiraient la barbarie dite jihadiste, sont trop nombreux pour que l'on ait besoin d'étudier les réalités du terrain. Non. Les islamophobes comprennent tout, parce qu'il connaissent l'islam.

Lorsque j'étais adolescent en Algérie, moi aussi, je comprenais tout. Pour la même raison d'ailleurs : je comprenais tout puisque je connaissais l'islam. En tout cas, c'est ce que je pensais après avoir écouté, à répétition, un certain imam d'une certaine mosquée algéroise. C'était comme de l'eau de roche : l'imam disait que Dieu dit, dans le verset 120 du chapitre 2 du Coran, que « Ni les Juifs ni les chrétiens ne seront jamais satisfaits de toi, jusqu'à ce que tu suives leur religion », et moi, du coup, comme les islamophobes d'aujourd'hui, je comprenais tout.

Quand je dis tout, je n'exagère nullement. Je m'expliquais, en effet, grâce à l'enchantement de cet unique verset, non seulement l'actualité, mais aussi l'histoire ; non pas celles des seuls musulmans, mais de l'humanité entière. Entre autres, les croisades, le colonialisme, le démantèlement de l'Empire ottoman, les deux Guerres mondiales, le néo-colonialisme, l'État d'Israël, l'impérialisme, le communisme, la Guerre d'Afghanistan et la Première Guerre d'Irak. Mon enchantement compréhensif allait en fait plus loin. Je comprenais également les raisons de l'autoritarisme, du marasme économique et de ce que mon imam appelait le complot féministe qui sévissait en terre d'islam. Pour le dire en un mot, grâce à l'imam de ma jeunesse, j'étais devenu, si je puis le dire ainsi, un savant tout terrain !

Je ne saisissais pas seulement les problèmes. Je possédais également leur solution. C'est que, dans la même mosquée de ma jeunesse, le même imam nous informait aussi que Dieu a dit, cette fois dans le verset 5 du chapitre 9 du Coran, « tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade ». Il précisait, par ailleurs, que ce verset se dénommait le « Verset du sabre ». Et donc, vous l'avez compris, c'était là la solution. Le sabre. Une solution à tout. Aux croisades, au colonialisme, au néo-colonialisme, à la dictature, au marasme économique et, bien évidemment, au pseudo-complot féministe. J'étais donc doublement éclairé. Un savant tout terrain possédant une solution tout terrain. Parce que, comme les islamophobes d'aujourd'hui, je connaissais l'islam.

Je vivais ainsi, pour un temps, mon nirvana de la compréhension. Malheureusement, à partir d'un certain moment, je me suis mis à lire et la lecture a tout gâché. Surtout un livre qui, bizarrement, s'intitulait « Le jihad de la prédication ». Abusé par ce sacré mot de « jihad », j'avais d'abord cru que j'avais entre les mains le manuel pratique de la solution du sabre. Or, l'auteur, un ouléma notoire, s'était plutôt mis en tête de répertorier et de commenter 124 versets, parsemés dans les divers chapitres du Coran, à l'effet, primo, que cette dénomination, le verset du sabre, était pure invention humaine, n'apparaissant nullement dans le Coran ; et que, secundo, le verset en question n'autorisait en rien l'agression et le crime ; enfin, tertio, l'ouléma, fort de ses 124 versets, mais aussi d'un regard sur les réalités musulmanes qui donnait froid au dos, soutenait que parler de sabre à l'ère de la conquête de l'espace, c'était, au mieux, de l'enfantillage, au pire, une folie qui annonçait des lendemains sombres pour les sociétés à majorité musulmane.

Quant à moi, mon enchantement commençait à s'émousser. Et pour cause ! À la lumière de ma lecture, ma solution tout terrain n'en était plus réellement une. Elle se révélait n'être que l'illusion fourbe de ma propre ignorance. La solution sabre, dont se gargarisait l'imam de ma jeunesse, représentait ainsi dorénavant, pour moi, un unième problème. Qui plus est, rétif à s'intégrer aisément à ma longue liste de « problèmes compris ». Ce jour-là, je perdis donc à jamais la moitié de mon nirvana compréhensif.

L'autre moitié n'allait d'ailleurs pas tarder à suivre. Car, ne pouvant me résigner à ma douloureuse perte, une recherche frénétique me fit refaire la même erreur. Je me suis mis à lire encore et encore. Le Coran, mais aussi diverses exégèses de celui-ci. La tradition prophétique, mais également plusieurs commentaires critiques de celle-ci. Je lisais, de surcroît, et de plus en plus, des oulémas, des penseurs et autres intellectuels musulmans, de même que des auteurs classiques et contemporains non-musulmans. Cette lecture a finalement été fatale à mon enchantement de départ. Rien n'était dorénavant simple dans mon esprit. Ni les raisons des problèmes ni leurs solutions.

La lecture elle-même m'est devenue problématique. Puisque, étrangement, elle me mettait en garde contre elle-même, en m'expliquant que l'on pouvait bien lire pour comprendre et se comprendre, mais que l'on pouvait tout aussi bien lire pour s'oublier et se perdre. Je me rends compte aujourd'hui qu'il existe même une certaine lecture qui ressemble à une mystique dévoyée, celle du mourid dont la raison abdique jovialement devant la déraison de son guide spirituel. Comme dans cette mystique, on pouvait également lire pour fuir ses réalités et ses responsabilités. Thierry Hentsch, dans Le Temps aboli, exprime à merveille cette idée : « L'homme, nous apprend Hentsch, a les moyens de se regarder lui-même, et partout il se fuit. L'homme pourrait faire appel à la raison pour se comprendre, et partout il l'utilise pour justifier sa fuite. Loin d'employer sa raison pour devenir sage, l'homme s'en sert pour se donner raison d'être fou. »

Ce n'est donc évidemment pas la raison qui rend l'homme fou. C'est plutôt le fou qui perd la raison. Et, hélas !, il n'en est pas autrement de l'homme et de son Coran (ou de sa Torah ou de sa Bible) que de l'homme et de sa raison. Si les Textes sacrés de la religion, de toute religion, sont peut-être simples, le lecteur religieux, quant à lui, de quelque confession qu'il soit - comme d'ailleurs l'humain en général, croyant ou pas, dévot ou non -, n'en demeure pas moins d'une formidable complexité. De même pour les drames qu'il vit et qu'il fait vivre à autrui. Il en est certes le premier responsable. Mais cette responsabilité en soi ne représente pas l'explication de son égarement.

Enfin, je le crois. Mais quoi qu'il en soit, j'avoue que parfois mon nirvana compréhensif me manque atrocement. Et que, en ces moments, j'envie vraiment les islamophobes.

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