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Pourquoi les enquêtes sur le bonheur me laissent perplexe

Notre bien-être est trop important pour se fier à des mesures superficielles, intentionnellement ou pas, qui permettent aux gouvernements de se tirer d'affaire en ignorant des données impliquant des challenges concrets pour notre bien-être. S'il s'agit d'un problème qui peut être résolu en regardant le Jubilé de diamant ou Usain Bolt remporter trois médailles d'or, ce n'est pas un problème sérieux. Pour atteindre un véritable état de bien-être, nous avons besoin de savoir clairement où nous en sommes aujourd'hui.
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DE LONDRES. "Le bien-être des Britanniques est en hausse", clament les gros titres du Guardian. Ils font référence aux résultats d'une étude menée par l'Office national des statistiques (l'ONS, équivalent de l'INSEE, NDLR) dans le but de mesurer le bien-être en Grande-Bretagne. La mise en place de ce programme a été annoncée par David Cameron en 2010 , le premier rapport est paru en 2012 et le second la semaine dernière. Bien que l'idée de mesurer le bien-être d'un pays grâce à un autre outil que son PIB soit très importante et peut conduire à des conversations fort intéressantes, le doute demeure sur la façon dont est compilé l'indice alternatif et comment il peut être rapproché d'autres données sur la santé et le bien-être. Avec la campagne Third Metric (Réussir autrement), visant à redéfinir le succès comme étant plus qu'une simple combinaison d'argent et de pouvoir en incluant le bien-être, la sagesse et notre capacité à nous émerveiller et à donner en retour, je soutiens tout effort visant à montrer que nous sommes plus que notre compte en banque, les pions de notre employeur ou le produit national brut de notre pays. Il est primordial d'observer la situation dans son ensemble.

Pour l'enquête en question, l'ONS s'est entièrement reposé sur les conclusions d'une étude pour laquelle 165 000 personnes âgées de 16 ans et plus ont dû répondre à quelques questions portant sur leur degré de satisfaction, sur une échelle de 0 à 10 (0 pour "pas du tout" et 10 pour "complètement"). Grâce à cette méthode, l'Office a découvert que le bonheur en Grande-Bretagne était passé de 7 .41 en 2012 à 7.45. Une augmentation de 0.4 points ? Est-ce une différence significative, assez solide pour conclure que le bonheur est en augmentation en Grande-Bretagne ?

L'engouement de David Cameron pour ce programme remonte à longtemps. Voici une intervention qu'il a effectuée en 2006 lors d'une conférence Google Zeitgeist en Europe :

"Il est grand temps de se rendre compte qu'il y a plus que l'argent dans la vie et de se concentrer non sur le PIB, mais sur le BEG, 'bien-être général'. Le bien-être ne peut être évalué par l'argent ou échangé sur des marchés. Il s'agit de la beauté de ce qui nous entoure, de la qualité de notre culture et, par-dessus tout, de la solidité de nos relations."

Quatre ans plus tard, lors de l'annonce de cette initiative, il a déclaré son intention d'apporter une réponse aux résultats obtenus. "à tous ceux qui trouvent que le gouvernement se détourne de ses vrais problèmes, a-t-il ajouté, je leurs réponds que trouver des solutions pour améliorer des vies et agir en conséquence fait partie de nos problèmes."

Étant donné les implications politiques, il est donc vital que la méthodologie soit la plus claire possible. "Il est primordial que l'ensemble des indices de bien-être soit pertinents et basés sur les vrais priorités des gens, pour eux-mêmes et pour l'ensemble du pays", a affirmé Jil Matheson, statisticien d'état, quand l'enquête a été lancée en 2011. La question cruciale est : Quel a été le taux de réponse à l'enquête ? Lorsque nous avons envoyé un e-mail à l'ONS pour en savoir plus, la réponse a été que l'enquête avait été menée en quatre vagues et que le taux de réponse variait de 45 à 60%. Ce qui signifie que 40 à 55% des gens ont refusé de participer.

Il semble assez facile d'imaginer que quelqu'un de très malheureux ne comptera pas parmi ses priorités de répondre à une enquête pour savoir s'il est satisfait de sa vie. Donc, comme je le fais remarquer depuis des années au sujet des sondages politiques, le profil des gens qui participent au sondage et de ceux qui n'y participent pas peut sérieusement fausser les résultats.

Il ne s'agit pas seulement du taux de réponse. Même l'ordre des questions peut influencer les résultats. Par exemple, Gallup, qui mène des enquêtes depuis des années, s'est rendu compte que poser les questions sur la politique avant celles sur le bien-être peut changer les réponses de manière significative. Il s'agit d'un exemple de plus du danger que représentent les conclusions basées sur des réponses changeant en fonction du contexte.

Plus dangereux encore, la raison première de cette minuscule hausse du bien-être général: le Jubilé de diamant de la reine et les Jeux olympiques/paralympique de Londres. Si c'est vraiment le cas et que ces événements influencent réellement les données, cela ne fait que renforcer l'idée qu'une enquête sur la mesure du bonheur par l'Office national des statistiques est superficielle. Qui sait, peut-être que Gangnam Style ou Grumpy Cat sont également responsables. Sans vouloir offenser la reine ou les Jeux, les ridicules "memes" d'internet peuvent tout aussi bien contribuer au sentiment de bien-être.

Angus Deaton, professeur d'économie à Princeton, a écrit un article sur l'instabilité de telles mesures. "Dans un monde de pain et de jeux, des mesures sur le bonheur qui peuvent être influencées par des évènements ponctuels et qui sont plus impactées par l'arrivée de la Saint-Valentin que par une explosion du chômage, a-t-il écrit, ces données se basent sur les jeux mais oublient le pain".

Bien que cela semble difficile à mesurer, l'idée du bonheur devrait faire partie du dialogue national dans une démocratie, cet objectif n'est pas nouveau. Aux USA, la "recherche du bonheur" est inscrite dans la seconde phrase de la Déclaration d'indépendance comme l'un des droits fondamentaux dont nous avons été dotés par notre Créateur. Bien sûr, nous savons que les pères fondateurs ne faisaient pas seulement référence au droit de chercher des plaisirs et distractions momentanés, mais au droit de vivre une vie avec du sens en tant que membre d'une communauté et de se sentir bien en faisant le bien.

En 1968, l'idée d'une mesure plus large de la valeur d'un pays était évoquée de manière mémorable par Robert F. Kennedy :

"Pendant trop longtemps et avec trop de certitude, nous avons évalué l'excellence et les valeurs d'une communauté par la simple accumulation de matériel. Notre produit national brut... si seulement l'on devait juger l'Amérique sur ce facteur, prennons en compte la pollution de l'air et les publicités pour la cigarette, et les ambulances pour nettoyer nos autoroutes des carnages... Mais le produit national brut ne prend pas en compte la santé de nos enfants, la qualité de leur éducation, ni la joie qu'ils éprouvent quand ils jouent. Il ne prend pas en compte la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages ; l'intelligence des débats publics ou l'intégrité de nos élus. Il ne mesure ni notre esprit, ni notre courage ; ni notre sagesse, ni nos connaissances ; ni notre compassion, ni notre dévotion envers notre pays ; pour être bref, il mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue."

En 2008 en France, le Président Nicolas Sarkozy a lancé une initiative menée par deux lauréats du prix Nobel, Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Leur rapport a affirmé que "le temps est venu pour notre système de mesures de mettre l'accent non plus sur le taux de production économique mais sur le taux de bien-être des gens".

L'Union Européenne mène une "enquête sur la qualité de vie en Europe", qui a montré que le Royaume-Uni se classait 10e sur 27 pays européens. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OECD), dont le siège est à Paris, possède un "Better Life Index", qui déclare l'Australie le pays le plus heureux du monde. Les Nations Unies ont même ordonné un "World Happiness Report", qui a dévoilé que les pays scandinaves étaient les plus heureux et que les moins heureux étaient en Afrique.

L'année dernière, le président Obama a mis en place un jury, qui inclut un autre lauréat du prix Nobel, Daniel Kahneman, afin de déterminer un moyen de mesurer le "bien-être" objectif. Alan Krueger, président du Comité des conseillers économiques du président Obama fait également partie de ce jury, il a publié un article qui se faisait fort de mesurer "le flux d'expériences émotionnelles pendant les activités quotidiennes."

En fait, l'idée de mesurer notre bien-être est tellement répandue que l'année dernière The Economist a déclaré que "l'industrie du bonheur" était "l'une des industries les plus surprenantes qui avait fleuri pendant la période actuelle de ralentissement économique".

Le problème est que la plupart de ces efforts reposent principalement, et dans certains cas entièrement, sur les réponses à des enquêtes. Cela peut conduire à des conclusions telles que celles tirées par l' ONS : car les données de 2007 à 2011 étaient pour la majeure partie les mêmes, le Royaume-Uni représentait une "image de stabilité". Pourtant force est de constater que durant ces années la Grande-Bretagne n'a pas été un modèle de stabilité.

En fait, il est plutôt facile de trouver de véritables données sur le Royaume-Uni qui contredisent complètement les résultats de l'indice de bonheur. Par exemple :

  • En 2011, il y a eu plus de 45 millions d'ordonnances pour des antidépresseurs au Royaume-Uni, une augmentation de 9% par rapport à l'année précédente. Le système de sécurité sociale britannique a dépensé plus de 270 millions de livres en antidépresseurs en 2011, soit une augmentation de 23% par rapport à 2010.
  • La consommation d'antidépresseurs a augmenté de 500% depuis 1991.
  • En 2011, plus de 15 millions d'ordonnances pour des somnifères ont été prescrites.
  • Le système de sécurité sociale britannique a dépensé plus de 49 millions de livres en somnifères entre 2010 et 2011, une augmentation de plus de 17% par rapport à trois ans auparavant.
  • Huit millions de personnes au Royaume-Uni souffrent de troubles anxiogènes, pour un coût d'environ 9.8 milliards de livres.
  • Les hospitalisations dues au stress ont augmenté de 7% en 2012.
  • Environ un cinquième des adultes au Royaume-Uni souffrent de dépression ou d'anxiété.

Les faits ont plus de poids que les mots et quand on voit 45 millions de personnes faire l'effort d'obtenir une ordonnance pour des antidépresseurs, il est difficile de conclure que le bonheur est en augmentation.

Et si l'ONS veut s'appuyer sur les réponses à des enquêtes, en voici quelques-unes qu'il devrait prendre en considération :

  • Environ 60% des Britanniques affirment que leur vie est devenue plus stressante dans les cinq dernières années.
  • En 2006, avant la crise économique, 36% des adultes avouaient avoir des difficultés à honorer leurs factures et leurs crédits. Lorsque la même question leur a été posée en 2013, ils étaient 52% à avouer être en difficulté.
  • à Londres, 45% affirment être inquiets vis-à-vis du paiement de leur logement et 53% perçoivent un léger ou fort stress quant au prix de leur logement.

L'idée soutenue par l'ONS est fantastique, mais pourquoi ne pas élargir l'indice afin d'inclure le plus de données possible, surtout lorsque tant de données véritables -et compliquées-- sont déjà disponibles ? Un véritable indice du bonheur devrait inclure non seulement les données sur l'utilisation d'antidépresseurs et de somnifères, mais aussi le taux d'alcoolisme, le taux de suicides, l'effet des maladies liées au stress telles que le diabète et la tension, les dépenses des soins de santé pour les maladies liées au stress, le pourcentage d'employés à qui l'on offre des programmes de bien-être et des emplois du temps flexibles, ainsi que le nombre de jours de travail perdus liés au stress.

Un nombre impressionnant de leaders politiques reconnaissent que le bien-être de leurs citoyens est non seulement primordial mais ne dépend pas que du taux de croissance trimestriel (bien que cela soit important).

Notre bien-être est trop important pour se fier à des mesures superficielles, intentionnellement ou pas, qui permettent aux gouvernements de se tirer d'affaire en ignorant des données impliquant des challenges concrets pour notre bien-être. S'il s'agit d'un problème qui peut être résolu en regardant le Jubilé de diamant ou Usain Bolt remporter trois médailles d'or, ce n'est pas un problème sérieux. Pour atteindre un véritable état de bien-être, nous avons besoin de savoir clairement où nous en sommes aujourd'hui.

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