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Anorexie: quand les internautes s'exposent

Il semble donc que le soi-disant phénomène pro-ana est moins le signe d'une pathologie des individus que celui de certaines insuffisances structurelles des systèmes de santé. Les communautés en ligne autour de l'anorexie et la boulimie remettent en cause des équilibres existants dans notre manière de gérer le suivi médical.
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Quel regard sociologique porter sur les sites web dédiés au partage d'informations et d'histoires de vies de personnes atteintes de troubles alimentaires ? Pour les désigner, le terme "pro-ana" (jargon pour "pro-anorexique") s'est désormais imposé dans les médias comme dans le débat public. Il s'agit d'une galaxie de blogs, forums et pages sur des réseaux sociaux numériques, dont les créateurs sont le plus souvent des jeunes femmes qui souffrent de problèmes d'alimentation, et se retrouvent sur internet pour échanger autour de leurs expériences. Ils vont parfois jusqu'à décrire les méthodes pour s'affamer ou se faire vomir, ou encore à mettre en scène des photos personnelles ou de célébrités, retouchées et amincies.

Ce n'est pas seulement un sujet d'étude pour la psychologie clinique, au contraire il révèle des questions de société plus générales. En fait, il faudrait considérer les communautés pro-ana comme un prisme au travers duquel nous pouvons lire les enjeux actuels du corps et de l'alimentation : le rapport à l'image de soi, le rôle de l'autorité médicale mis à mal, la cacophonie alimentaire (trop de messages contradictoires, trop de sollicitations à la consommation). Les usagers vivant avec une anorexie mentale ou une boulimie sont soumis aux mêmes tensions que les autres, dans nos sociétés. Ils se perçoivent avant tout comme des victimes d'un système culturel qui célèbre la minceur extrême des mannequins, alors que l'industrie alimentaire promeut la surconsommation. Leur réaction est paradoxale : au lieu d'adopter une alimentation équilibrée, d'accepter leur corps ou de boycotter les médias, ils exaspèrent les logiques mêmes du système marchand et médiatique auquel ils se sentent asservis.

En poussant l'idéal de maigreur et de perfection physique jusqu'à l'extrême, ces sites Web se révèlent être des miroirs déformés de notre culture, de notre économie, de nos imaginaires. Mais, comme toute image spéculaire, ils effraient, alarment. Le climat de véritable panique morale qui les entoure a poussé plusieurs pays à proposer des législations restrictives. A partir de 2008, des projets de lois visant à bannir tout contenu ayant trait à l'anorexie et à la boulimie en ligne ont été présentés en France, au Royaume-Uni, aux Pays Bas. Les plateformes Web (de Google, à Facebook et Tumblr) ont de leur côté cherché à limiter la prolifération de ces pages, en les obligeant à migrer continuellement. (voir notre analyse)

COMPRENDRE LA SOCIABILITÉ DU WEB

Ces tensions ont retardé et dans certains cas empêché le travail des chercheurs en sciences sociales et en sciences de l'information et de la communication voulant se pencher sur cet enjeu. Pour contourner ces obstacles, une solution consiste à adopter des approches innovantes d'analyse des réseaux sociaux en ligne et hors-ligne. Aujourd'hui, les technologies numériques affectent profondément les modes de communication, l'amitié et le lien social chez les adolescents et les jeunes adultes. C'est pourquoi, avant de comprendre le pro-ana, il est essentiel d'étudier la manière dont les médias sociaux façonnent notre manière de faire société. C'est ce que nous avons entrepris dans le cadre du projet ANR Anamia (www.anamia.fr), conduit à partir de 2010 par une équipe transdisciplinaire de sociologues, de psychologues sociaux, de philosophes, et d'informaticiens basés en France et au Royaume-Uni. En mettant l'accent sur la sociabilité du Web et l'usage des technologies, on se donne les moyens d'obtenir des résultats surprenants.

Le premier consiste à déjouer le stéréotype de l'adolescent pro-ana socialement isolé qui rechercherait sur Internet une échappatoire à ses manques. Une partie importante des usagers des sites liés aux troubles alimentaires en France et à l'étranger vit dans un environnement riche de "liens forts" : famille, amis, partenaires (voir cet article). Mais à travers Internet, ils arrivent à articuler ces derniers avec des liens plus faibles : de nouveaux contacts potentiels, capables de les extraire d'un cercle social souvent perçu comme trop clos. Les blogs et les forums représentent pour les personnes atteintes de ces troubles un complément de socialité, des lieux où construire des réseaux de solidarité. Bien différents des sites de régimes, ils offrent parfois une assistance en ligne pour et par des personnes atteintes des mêmes désordres. Dans certains cas ils vont jusqu'à servir d'intermédiaires dans l'accompagnement vers le traitement et le rétablissement.

Ils sont alors vécus par leurs membres comme des vecteurs de coopération et de prise en charge autonome. Toujours dans le cadre du projet Anamia, des dizaines d'internautes interviewés en France et au Royaume-Uni, restituent une forte ambivalence vis-à-vis des aspects les plus radicaux des messages véhiculés par ces sites (cf. nos résultats). Seule une minorité des interviewés se déclare "pro-ana", mais nombreuses sont les personnes interviewées ayant consulté ce genre de sites. Aux yeux de ces usagers, le "vrai pro-ana" apparaît comme nocif, dangereux, et entraîne une mise à distance.

Mais ces contenus extrêmes sont loin d'être majoritaires et les internautes ne font pas une apologie acritique des troubles alimentaires. Au contraire, ils recherchent une complémentarité avec le système médical surtout quand ce dernier ne parvient pas à établir une prise en charge adéquate de leurs problèmes de santé. D'ailleurs, les psychiatres reconnaissent la nécessité d'adapter leurs catégories diagnostiques et ont encore récemment fait évoluer leur manuel diagnostique et statistique (DSM-V) pour mieux prendre en compte un éventail plus large de troubles alimentaires : formes mixtes, hyperphagie, pica, autres troubles non spécifiés...

"DÉSINTERMÉDIATION"

Les internautes atteints de ces troubles entretiennent alors un rapport spécifique aux professionnels de santé. Certains d'entre eux affichent une posture proactive et une distance critique vis-à-vis du discours médical sur le corps et sur la santé. Mais ils recherchent bien plus une complémentarité qu'une fuite ou une opposition radicale vis-à-vis du monde de la médecine. Qui plus est, ils décrivent leurs sites et forums principalement comme des lieux pour "s'occuper de soi" lorsque d'autres lieux ne sont pas toujours accessibles. Les répertoires de ressources en ligne ou les forums de discussion sur la santé s'avèrent être spécialement importants pour les personnes atteintes de troubles alimentaires résidant dans des zones rurales où éloignées des services appropriés. Les sujets habitant des "déserts médicaux" seraient tout particulièrement concernés.

Il semble donc que le soi-disant phénomène pro-ana est moins le signe d'une pathologie des individus que celui de certaines insuffisances structurelles des systèmes de santé. Les communautés en ligne autour de l'anorexie et la boulimie remettent en cause des équilibres existants dans notre manière de gérer le suivi médical. Un nouveau partage de savoirs et de ressources techniques entre professionnels de santé et citoyens est déjà en cours. Pendant les dix dernières années, l'application d'Internet au domaine de la biomédecine et la mise à disposition d'informations médicales libres d'accès sur le Web ont été saluées comme des occasions de capacitation (empowerment) des patients. Elles ont aussi considérablement redéfini les professions de santé. Plusieurs chercheurs ont constaté la montée de la "désintermédiation" ou bien de l'"apomédiation" médicale - c'est-à-dire la redéfinition progressive du rôle d'intermédiaires experts joué jusque là par les médecins.

Ces considérations déplacent le cadrage politique du phénomène pro-ana pour l'inscrire dans la problématique plus vaste du processus de démocratie sanitaire prônée en France notamment par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 (insistant tout particulièrement sur l'"information des usagers du système de santé et l'expression de leur volonté"). L'univers de la santé se transforme, et les blogs et forums des personnes ayant des troubles alimentaires sont une manifestation de cette tendance plus générale, dont la signification et les aboutissements possibles ne sont pourtant pas encore très clairs.

Il est alors important de se mettre à l'écoute de ces groupes, en essayant de comprendre les besoins spécifiques et personnalisés de soins et de suivi qu'ils cherchent à exprimer, même si c'est parfois en adoptant des postures provocatrices. C'est dans cette perspective qu'il sera possible d'apporter une réponse de santé publique efficace, capable de limiter la diffusion et la persistance des troubles, sans pour autant empêcher la socialisation et la communication interpersonnelle des personnes touchées.

Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech et à l'EHESS, est coordinateur du projet Anamia

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