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«Des lames de pierre»: l'échec sublime de la poésie

On plonge dans le mystère de l'écriture, cette activité si nécessaire pour certains et incompréhensible pour d'autres, qui peut pourrir la vie ou lui donner un sens.
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La novella de Maxime Raymond Bock, que l'on a appris à connaître (et à aimer) dans Atavismes et Rosemont de profil, a pour personnage central un poète marginal nommé Robert. Sa vie nous est racontée par un narrateur anonyme, lui-même écrivain, qui a développé avec lui une amitié imprévue. Le court roman est divisé en huit chapitres, alternant entre le récit de la vie de Robert et les réflexions du narrateur.

Né en 1941, Robert vit les chamboulements qui secouent le Québec lors de la Révolution tranquille. À quatorze ans, «parvenu à la fin de la scolarisation obligatoire sans croire assez aux saints pour envisager le noviciat ni assez en lui-même pour rêver d'un cours classique», il se fait «cook» dans un camp de bûcheron, très haut dans le nord. Là, dans l'atmosphère virile et brutale d'une horde de mâles affamés, il se lie d'amitié avec Denis, son jeune collègue, qui l'initie, entre deux tâches, à la poésie québécoise. Pendant toute sa vie, il écrira avec toute la prolixité d'un graphomane.

Début vingtaine, il rencontre Simon, jeune peintre dont le père «le laissait vivre la bohème à ses frais». En compagnie de Nicole et Jeanette, ils fréquentent les milieux artistiques et culturels sherbrookois, découvrant la drogue et l'amour, l'art et le travail, rêvant à la fois de poésie et de révolution. Puis, en 1970, Robert et Simon suivent les traces de Kerouac et conduisent jusqu'au Mexique, porte d'entrée du sud. Après ce que Robert décrit comme les plus beaux mois de sa vie, Simon est assassiné, en pleine forêt, par des soldats chiliens. Effondré, Robert vagabonde pendant des années, se dirigeant vaguement vers le Nord et vivant comme un sans-abri.

De retour au Québec, il s'installe à Montréal. Il finit par trouver un emploi lui permettant de louer un appartement. Il boit et écrit avec régularité, puis décide de découvrir le milieu poétique montréalais. Petit à petit, on commence à le connaître; il fait maintenant partie de la contre-culture montréalaise, participe à quelques revues marginales, dont le but est de «double-crosser le réel», et publie même trois recueils.

Des accusations de plagiat l'obligent à se replier dans sa solitude; un malaise dans la poitrine révèle un cancer des poumons qu'il refuse de traiter; c'est à ce moment qu'il rencontre le narrateur.

Le destin de Robert, si singulier soit-il, ne prend tout son sens que filtré par la conscience du narrateur qui, d'un oeil extérieur, cherche à le comprendre, à l'interpréter. D'abord fasciné par cet énergumène, il finit par devenir son ami, mais un peu par hasard, sans l'avoir vraiment voulu. La rencontre de Robert s'avère plus importante qu'il ne le pensait; elle lui permet de renouer avec l'écriture, lui qui de son propre aveu n'arrivait plus à écrire depuis la publication de son premier livre et la naissance de ses enfants.

La profonde différence entre les deux hommes donne à l'œuvre tout son relief. D'un côté, on retrouve l'archétype du Poète-bohème (Byron, Rimbaud, Kerouac, etc.), dont la vie extravagante et rocambolesque est aussi, sinon plus intéressante que son œuvre. La démesure romantique du personnage s'incarne dans l'archivage consciencieux mais chaotique qu'il fait de tous ses textes, qui encombrent son appartement au point où il doit cesser de chauffer sa chambre par crainte d'un incendie.

De l'autre, un auteur que l'on sent plus cérébral, moins passionné, mais fasciné par cette impulsivité dont, justement, il se sait incapable. Avec une sincérité touchante, ne tombant jamais dans les excès du romantisme (Robert n'est pas idéalisé en artiste incompris) ou de la sentimentalité (le récit ne cherche pas à nous émouvoir), le narrateur revient avec une sincérité désarmante sur sa relation avec son ami improbable: «Mon attirance envers lui a été purement égoïste, une curiosité, certainement morbide, qui m'a étonné parce que je ne me lie pas avec grand monde, et jamais avec des excentriques. Je voulais le faire parler.»

Lui-même ayant abandonné la poésie, peut-être voit-il en Robert l'image de ce qu'il aurait pu devenir, sorte de monument à l'échec d'une telle ambition. Mais il y a plus que ça. Robert lui révèle un monde inaccessible, qu'il ne peut connaître que de seconde main. À travers lui, il peut aborder d'un autre angle la question de l'écriture. Alors que lui n'arrive plus à aligner un mot, comment cet homme peut-il, après une vie de malheur et d'indigence, continuer à rédiger des poèmes médiocres, qui ne seront jamais publiés, même jamais lus? Comment peut-il persister dans sa démarche même s'il sait pertinemment qu'elle ne le conduira nulle part?

Lorsque le narrateur, après la mort de Robert, retourne à son appartement, il tombe sur une équipe de travailleurs occupés à le vider des piles de papier qui l'encombrent. Il les regarde faire quelques instants, jeter le tout dans la rue, sans égard pour l'auteur, puis ramasse un des carnets: «Il n'y avait là-dedans aucune épiphanie. C'étaient encore ces platitudes, parsemées de fautes, qui m'étaient familières. Et s'éclaircissait enfin la nature de cette œuvre qui s'éparpillait à l'agonie sur ce minable boulevard de l'est de Montréal. Ç'avait toujours été l'écriture même, oui. Mais jamais Robert ne s'était approché de quelque justesse. Il n'avait jamais qu'emprunté, qu'imité, n'avait jamais pu que se faufiler parmi les interstices et prétendre; et encore, ne prétendre que pour lui-même. C'était ce qui l'avait tenu en vie. C'était affreux. C'était magnifique.»

Cette vie dévouée à la poésie, quelle valeur lui rattacher? On plonge dans le mystère de l'écriture, cette activité si nécessaire pour certains et incompréhensible pour d'autres, qui peut pourrir la vie ou lui donner un sens, cette impulsion dont la source se perd dans la mémoire de l'humanité, dont le résultat ne répare rien et ne sauve personne. Plus que tout autre, Robert incarne cette action sans motif. Étrangement, c'est ce mystère, cette absence de réponse qui permet au narrateur de renouer avec l'écriture et, malgré la mort d'un ami et la destruction de son œuvre, de trouver ça beau.

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