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Ce qui se passe dans la tête d'un tennisman à Roland Garros

«Je vois la balle revenir vers moi. Sans réfléchir, comme dans un rêve, j'arme ma raquette côté coup droit et je claque une volée haute croisée à contre-pied. Coup imparable. L'adrénaline coule dans mes veines. Je serre le poing en rugissant.»
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PARIS, FRANCE - JUNE 01: Milos Raonic of Canada returns a shot during his men's singles match against Marcel Granollers of Spain on day eight of the French Open at Roland Garros on June 1, 2014 in Paris, France. (Photo by Clive Brunskill/Getty Images)
Clive Brunskill via Getty Images
PARIS, FRANCE - JUNE 01: Milos Raonic of Canada returns a shot during his men's singles match against Marcel Granollers of Spain on day eight of the French Open at Roland Garros on June 1, 2014 in Paris, France. (Photo by Clive Brunskill/Getty Images)

Un vent chaud tourbillonnant balaye avec violence le court central, soulevant des nuages entiers de particules de terre battue. Les deux joueurs sont invisibles, effacés par la tempête de sable. Après une interruption qui semble une éternité, tandis que, peu à peu, l'air retrouve sa transparence, un spectacle de désolation émerge du Chaos. La plupart des lignes ont disparu ; seules les lignes de service subsistent encore. Des lambeaux de filet pendent, accrochés au câble tendu entre les deux poteaux. Le terrain de tennis ressemble à un champ de bataille, défiguré par des centaines de cratères creusés par les impacts de balles. Les tribunes sont vides ; çà et là traînent quelques casquettes et chapeaux oubliés par les derniers spectateurs. L'arbitre a depuis longtemps déserté son poste d'observation sur la chaise. Au fond de l'arène, deux silhouettes armées de raquettes reprennent forme progressivement. Dans le micro, fixé à un barreau rongé par la rouille, une voix grésille : " Les joueurs sont prêts."

Oui. Je suis prêt. Prêt à jouer le point suivant. J'ai perdu la mémoire de tous les points qui ont précédé. Je sais qu'ils sont nombreux. Je sais que j'en ai gagnés et je sais que j'en ai perdus. Peu importe leur nombre. Je ne compte plus. A présent, la seule chose qui compte pour moi, c'est le point qui vient. Je prends une inspiration profonde. Je visualise la trajectoire de mon service. Trois fois, je fais rebondir ma balle avant de lever les yeux et de pointer vers le carré adverse un regard d'acier.

Comme au ralenti, la balle se détache des doigts de la main du serveur et s'arrache à la gravitation terrestre. Arrivée à son apogée, tout s'accélère. Propulsée dans l'espace par le fouetté de la raquette, la balle, telle une planète en miniature, se met à tourner en rotation rapide sur elle-même. Alors qu'elle survole le court dans une amorce d'ellipse, le serveur se lance à sa poursuite, les yeux rivés sur elle. Au moment où l'adversaire frappe son retour, un bruit de tonnerre ébranle la terre. Une fissure se creuse au niveau de la ligne de service et s'élargit en crevasse. Le serveur a juste le temps de faire sa reprise d'appui avant de franchir l'obstacle et de reprendre sa course conquérante vers le filet.

Je vois la balle revenir vers moi. Sans réfléchir, comme dans un rêve, j'arme ma raquette côté coup droit et je claque une volée haute croisée à contre-pied. Coup imparable. L'adrénaline coule dans mes veines. Je serre le poing en rugissant.

Nouveau grésillement dans le micro. " La balle est faute. Avantage retour."

Comment est-ce possible ? Comment ce micro peut-il savoir si la balle est bonne ou pas ? Il n'y a même plus de ligne ! Même plus d'arbitres pour vérifier la marque !... Inutile de perdre mon énergie. Ce combat-là est vain. Je me retourne et je souffle pour me vider la tête. Oublier ce point. Préparer le suivant. Simple est la routine.

Jamais match n'a duré si longtemps. Tous les records sont pulvérisés. Le compteur a explosé. Il ne s'agit plus d'heures, mais d'années. Quand le match a commencé, les deux joueurs étaient jeunes et fringants. Ils rivalisaient de force et de vitesse. Et puis, les saisons ont passé, les jeux se sont étirés. La neige a envahi le court ; il a fallu attendre le dégel. Les pluies printanières ont inondé le terrain ; il a fallu attendre que le vent le sèche. La canicule de l'été a craquelé la terre et les tempêtes automnales ont arraché les lignes. Point après point, saison après saison, les années ont passé. Les joueurs ont vieilli, mais le match n'est toujours pas fini. Le micro grésille : " Jeu." Sur le tableau d'affichage, le score vient de changer : 2051 / 2050. C'est le 5e set.

Avec soulagement, je regagne ma chaise. Les changements de côté sont pour moi des oasis. 90 secondes pour me ressourcer. Au fil des années, la belle tenue dont j'étais si fier en début de match s'est muée en haillons. À côté de mon sac, des chaussures de tennis éventrées gisent, échouées comme deux épaves. Depuis la fin du 4e set, je joue pieds nus. Ma barbe a poussé. Mes cheveux, jadis coupés courts, sont longs maintenant et aussi blancs que ceux d'un sage gagné par l'âge. Je me revois hier courant et bondissant d'un coin du court à l'autre. Mes articulations aujourd'hui sont fatiguées. En rampant, s'il le faut, je finirai. Pour me régénérer, j'aspire de lentes et longues goulées d'air. Des flashs illuminent ma tête. Balles de sets perdues, balles de match envolées. Frustration. Balles de match sauvées. Résurrection. Quel est le sens de ce combat titanesque ? Point gagné ou point perdu, tout semble si dérisoire à présent ! Je sais que je survivrai au dernier point. Je crois en moi. Jusqu'au bout je combattrai. J'ai surmonté bien des peurs, vaincu bien des démons. Il me reste encore une ultime victoire à remporter, la seule qui compte vraiment. Je jette un œil à mon adversaire. Il est assis sur sa chaise, immobile, la tête enfouie sous sa serviette. Je me recentre sur moi. Je remets en place les cordes usées et détendues de ma raquette. Le temps est venu de repartir au combat. Je bois une gorgée d'eau de pluie récupérée lors de la dernière averse.

"Time !" Le micro ne grésille plus. La voix est forte, impérieuse. Les deux joueurs se lèvent, ragaillardis. Une lutte sans merci s'engage. Balle de match pour l'un des deux combattants. Il est au retour. La 1ère balle adverse est faute. 2ème balle. Il ébauche un vague sautillement, souffle de façon sonore et plante un regard de prédateur sur la balle dans la main du serveur. Son plan est simple : retour volée. Il veut bondir vers le filet, mais ses réflexes sont émoussés et un passing ventral de l'adversaire le cueille en plein vol.

J'ai pris la balle dans le ventre. Peut-être n'aurais-je pas dû monter... Non. J'ai bien fait. La chance finit toujours par sourire aux audacieux. Même si je suis allongé par terre, sonné par la violence de l'impact, même si j'ai mordu la poussière, je sais que je me relèverai plus fort.

Le jeu a repris. Nouvelle balle de match. Suspendu est le temps. La balle semble arriver au ralenti, aussi grosse qu'un soleil couchant au moment de disparaître derrière l'horizon. Une boule de feu jaillit de la raquette du retourneur. Un sillage incandescent accompagne sa trajectoire. L'air devient brûlant. Retour gagnant. Pour la dernière fois, le micro se fait entendre : " Jeu, set et match." Les deux adversaires sont trop épuisés pour manifester leur joie ou leur désarroi. Leur mission est accomplie. Le match est fini. Ils s'avancent l'un vers l'autre.

Je viens d'entendre l'annonce du micro. Je suis tellement habitué à me préparer au point suivant que j'hésite un instant avant finalement de marcher vers le filet pour serrer la main de mon adversaire. Étrange sensation : cette main ne m'est pas inconnue... Alors que je m'apprête à lui dire quelques mots, son visage se brouille comme la surface du miroir de l'eau quand le vent se met à souffler. Puis l'air redevient paisible et je découvre avec stupeur, à un mètre de moi de l'autre côté du filet, mon propre reflet en train de me regarder...

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