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Un mois à peine après que les États membres de l'Union européenne se soient gargarisés de leur attachement à la liberté d'expression, s'est s'ouvert à Turin le procès de l'écrivain Erri De Luca, accusé par la justice italienne « d'incitation à la violence et à la délinquance ».
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Un mois à peine après que les États membres de l'Union européenne se soient gargarisés de leur attachement à la liberté d'expression, s'est s'ouvert à Turin le procès de l'écrivain Erri De Luca, accusé par la justice italienne « d'incitation à la violence et à la délinquance ». L'intellectuel napolitain soutient depuis plusieurs années le combat des opposants au projet de construction d'une ligne ferroviaire Lyon-Turin dans la vallée de Suse. Il encourt aujourd'hui jusqu'à cinq ans de prison. Son délit ? Avoir déclaré dans le cadre d'un entretien accordé au Huffington Post que la ligne Lyon-Turin devait être « sabotée ».

Ligne Lyon-Turin : une zone soustraite à dissension

Suscitant la controverse depuis déjà plus de vingt ans, le projet titanesque, dont la mise en œuvre est annoncée pour 2028, prévoit ni plus ni moins que soit foré sous les Alpes le plus long tunnel d'Europe (57 km). En plus des risques sanitaires et environnementaux inconsidérés que le chantier fait peser sur la région du Val de Suse, le projet suscite l'indignation en raison de... son inutilité manifeste. Un constat implacable, maintes fois réitéré par la Cour des comptes elle-même (l'équivalent français du Vérificateur général). Celle-ci recommandait, dans le cadre d'un rapport accablant publié en 2012, de reconsidérer plutôt d'améliorer la ligne déjà existante. Une position à laquelle se rallie un nombre croissant d'élus européens, qui n'hésitent plus à dénoncer ce « projet inutile à 30 milliards d'euros », véritable « scandale financier et écologique ».

Qu'à cela ne tienne, les gouvernements français et italien maintiennent leur volonté d'aller de l'avant. Que la corporation chargée des travaux, Lyon Turin Ferroviaire (LTF), soit dans la mire de l'Office antifraude européen en raison de la présence alléguée sur le chantier de sociétés sous-traitantes mafieuses, ne semble pas ralentir leurs ardeurs. Pas plus que les condamnations en justice de deux de ses anciens hauts responsables pour trucage d'appel d'offres. La vallée de Suse est considérée « zone d'intérêt stratégique », ce qui revient à dire, comme le souligne à juste titre Erri De Luca, qu'elle est une « zone soustraite à dissension ». Depuis que la LTF a entamé ses travaux de reconnaissance, la vallée tout entière est militarisée. Des opposants au projet, rassemblés sous la bannière No-TAV, font face à une répression policière et judiciaire de masse. Plus de 1000 inculpations. Des peines de prison totalisant plus de 150 ans. La petite vallée du Piémont est le théâtre d'une telle vague de criminalisation des dissidents, que l'on a créé au parquet de Turin un département entièrement voué à leur intenter des procès. Erri De Luca, qui raconte avoir été ému par la détermination du mouvement populaire, se retrouve bien malgré lui à son tour au banc des accusés.

La véritable nature de la faute

À l'aube de son procès, dans un amphithéâtre bondé de l'École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris, Erri de Luca n'entend pas chercher à se disculper: « Je revendique le droit d'utiliser le verbe « saboter » selon le bon vouloir de la langue (...). Je dois fidélité à mes mots et non à la justice italienne. Je suis citoyen de mon vocabulaire ».

L'accusation sur laquelle se penchera le Tribunal de Turin, avec tout le sérieux qui sied à sa fonction, est d'un absurde consommé. Les magistrats et les procureurs eux-mêmes ne parviendront pas à se persuader que des propos rapportés dans un journal aient pu « inciter au sabotage » des opposants qui n'attendaient que la bénédiction d'un poète avant que de tout saccager. Quelle est donc alors la véritable nature de l'offense pour laquelle l'écrivain est jugé ? La parole contraire, soutient Erri de Luca dans un essai ainsi intitulé qui, en quelque sorte, lui tient lieu de défense. La parole contraire est bien celle qui se trouve en définitive assignée à comparaître, mise en examen et soumise à procès.

La liberté d'expression qu'il convient de défendre ne saurait en effet être réduite à la possibilité pour les détenteurs de la parole autorisée de parler la langue du pouvoir. Ni se confondre avec la répétition docile des slogans gestionnaires qui servent si bien le maintien de l'ordre. La parole contraire, c'est ici s'opposer à ce que soit subordonné le vivant au seul impératif de la valorisation du capital. C'est alerter l'opinion publique chaque fois qu'il y a lieu de croire que les droits imprescriptibles de l'humanité sont bafoués. C'est interrompre le bruit ambiant de l'idéologie pour mieux faire entendre ceux et celles qui, au chapitre des discours autorisés, n'ont pas voix.

À l'horizon indépassable de la responsabilité pénale, Erri De Luca oppose une éthique de la responsabilité qui fonde son engagement politique en tant qu'écrivain. Ce faisant, il conteste aussi le pouvoir que les tribunaux tentent en vain de s'arroger sur le langage. Aux tentatives répétées du droit d'assigner et de figer le sens, il répond par la littérature, insaisissable, dissensuelle, polysémique. Et si appeler au sabotage relevait du «droit de mauvais augure»?

Récipiendaire en 2012 du Prix européen de littérature pour l'ensemble de son œuvre, l'écrivain ironise : «Cette inculpation est mon premier prix littéraire en Italie». S'il devait être condamné, Erri De Luca n'entend pas faire appel du jugement en quête d'une sentence plus favorable. Contre l'avis de ses avocats, il écrit: « Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre ».

Faire taire aussi chez nous

Au Canada aussi, les injonctions au silence se font menaçantes. Elles prennent la forme, par exemple, de cet arsenal législatif répressif que les conservateurs entendent perfectionner encore d'un cran avec le projet de loi C-639. Celui-ci prévoit la criminalisation de toute personne qui « empêche, interrompt ou gêne l'emploi, la jouissance ou l'exploitation » d'une infrastructure essentielle, « dont la perturbation est susceptible d'avoir une incidence grave sur l'économie » (des manifestants barrant la route à un projet de pipeline, par exemple ?). Au provincial, des dispositions de droit privé permettent à des corporations de mettre à mal le débat public avec l'assurance confortable d'être dans leur droit. C'est le cas de la Corporation Val-Jalbert, qui poursuit actuellement pour 35 000$ un citoyen ayant pris part au mouvement d'opposition au projet de centrale hydroélectrique de la rivière Ouiatchouan.

L'affaire de la ligne Lyon-Turin est, en somme, tristement emblématique. Elle nous rappelle qu'en Italie comme ailleurs, les zones soustraites à dissension se multiplient sous l'impulsion des impératifs du capitalisme. Et que le dispositif judiciaire, largement conditionné à l'argent, offre un arsenal d'outils aux détenteurs de capitaux afin de réduire leurs opposants au silence. Dans le procès latent qui est aujourd'hui mené à la pensée, la parole contraire est sans doute moins un droit à conquérir qu'une responsabilité.

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