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Sommes-nous donc devenus insensibles à la souffrance humaine?

La reprise de Mossoul d'entre les mains de l'État islamique a donné lieu à la plus longue et plus importante bataille urbaine jamais livrée depuis la Seconde Guerre mondiale. Le prix de cette libération fut terrible: des milliers de victimes civiles dans l'année qu'ont duré les opérations, de lourds sacrifices de la part des forces de sécurité irakiennes et kurdes, et des secteurs entiers de la ville réduits à l'état de décombres.

La partie ouest, dernier bastion de Daech, reste majoritairement en ruines, un an après la défaite infligée au groupe terroriste. On jurerait que les armes viennent à peine de s'y taire.

L'État islamique a mené des attaques envers les civils dans un très grand nombre de pays. À son apogée, il contrôlait plus d'un tiers du territoire irakien et la moitié de la Syrie. Plus de 70 nations se sont jointes à la coalition militaire et diplomatique visant à le combattre. Et si les événements survenus ces dix dernières années au Moyen-Orient et en Afghanistan nous ont appris quoi que ce soit, c'est bien qu'une "victoire" militaire sans assistance effective pour recréer la stabilité ne fait que perpétrer le cycle de la violence.

On croirait donc que rien ne saurait paraître plus primordial que la nécessité d'empêcher toute résurgence d'un extrémisme violent à Mossoul. On s'attendrait à ce que la reconstruction d'une ville autrefois emblème de la diversité, de la coexistence pacifique et d'un riche héritage culturel représente une priorité pour un gouvernement s'efforçant de redresser le pays. On s'imagine aisément des rues envahies par le matériel de reconstruction, emplies d'une foule de démineurs, d'architectes, d'urbanistes, d'agences gouvernementales, d'ONG et d'experts du patrimoine mondial, tous rassemblés pour soutenir techniquement l'Irak dans un plan d'ampleur pour la faire renaître de ses cendres.

A year after its liberation, much of West Mosul still lies in ruins.
United Nations High Commissioner for Refugees
A year after its liberation, much of West Mosul still lies in ruins.

Pourtant, un an après la victoire contre Daech, Mossoul-Ouest demeure un paysage apocalyptique, fait de décombres à l'abandon. Les quelques murs encore debout sont criblés d'impacts de balles et d'obus de mortiers. Un silence de mort règne sur ses artères: 500 000 anciens habitants vivent aujourd'hui dans des camps, faute de lieu où revenir. Des cadavres en putréfaction gisent encore au milieu des ruines, en attendant que quelqu'un vienne les récupérer.

Dans des lieux d'apparence absolument inhabitable, un petit nombre de familles traumatisées débarrassent à mains nues les gravats de leurs foyers, en dépit des explosifs cachés par l'État islamique. La semaine dernière, le déclenchement accidentel d'un tel dispositif a tué ou blessé 27 personnes dans l'une de ces anciennes constructions.

Pire encore que les dégâts physiques, il y a l'impact invisible sur l'environnement émotionnel de cette population. Les habitants sur le retour ont perdu des maisons où leurs familles vivaient depuis des générations, ainsi que leurs effets personnels, leurs économies — jusqu'aux papiers permettant de prouver leur identité. Les communautés de foi différente qui vivaient autrefois côte à côte — chrétiens, yézidis, musulmans —, brutalement opposées, en ont conservé les fractures.

Nous rendons-nous coupables d'une forme de sélection morale collective, choisissant les lieux et les moments où il convient de défendre les droits de l'homme, ainsi que la durée et le degré de ces initiatives?

Un homme est venu, les yeux pleins de larmes, me raconter avoir été fouetté par des miliciens. Une fillette, elle, avait vu un homme se faire tuer sous ses yeux, en pleine rue. Un père et une mère m'ont décrit la nuit où un obus de mortier avait arraché les jambes de leur fille adolescente, ne laissant que deux os brisés qui dépassaient de ses moignons. Ils l'ont portée jusqu'à l'hôpital, suppliant l'État islamique de lui permettre d'être soignée — en vain. Elle s'est finalement vidée de son sang dans leurs bras.

Un tel niveau d'injustice et de souffrance est impossible à quantifier. Le fait que les survivants de pareilles horreurs se soient retrouvés seuls, quasiment oubliés, est aussi inacceptable que profondément inquiétant. Il y a un effarant fossé entre ce qu'ils méritent et le traitement qui leur est réservé.

Je me suis surprise à me demander si à une autre époque, nous aurions réagi différemment aux événements de Mossoul. Aurions-nous fait comme après la Seconde Guerre mondiale et la libération de l'Europe du joug nazi, prodiguant notre soutien pour rebâtir et faire revivre le continent?

J'ai également songé aux survivants des attaques chimiques, des bombardements d'hôpitaux, des viols organisés, des actions délibérées pour affamer les civils — autant de caractéristiques des conflits d'aujourd'hui —, en me posant cette question: sommes-nous donc devenus insensibles à la souffrance humaine? L'histoire récente nous a-t-elle tant fait douter de notre capacité à mener des actions efficaces en dehors de nos frontières que nous nous résolvons à tolérer l'intolérable? Nous rendons-nous coupables d'une forme de sélection morale collective, choisissant les lieux et les moments où il convient de défendre les droits de l'homme, ainsi que la durée et le degré de ces initiatives?

À Mossoul, il m'a semblé retrouver le théâtre de dix années de politiques internationales désastreuses... Mais aussi un vrai symbole de la capacité humaine à survivre et se régénérer — la persistance entêtée de valeurs universelles dans le cœur d'individus isolés.

Je me rappelle ma rencontre avec un père fou de joie que ses deux filles puissent aujourd'hui retourner en classe. Sans argent, sans toit à leur offrir, il en parlait comme si leurs bulletins de notes étaient son bien le plus précieux. Rien ne saurait représenter une plus grande victoire contre l'État islamique que la faculté de chacune des fillettes de Mossoul à retrouver le chemin de l'école, y obtenant une brillante réussite.

Pas une des familles rencontrées à Mossoul-Ouest ne m'a demandé quoi que ce soit. Elles ne comptent pas sur notre aide. Cette cité est forte de trois mille ans d'histoire: je ne doute pas que sa population survive à trois années sous l'emprise de Daesh. Mais quel progrès si nous faisions de leur renaissance une entreprise collective, semblable à la mission commune qu'est devenu le combat contre l'État islamique...

Angelina Jolie est l'envoyée spéciale du Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, co-fondatrice de la Preventing Sexual Violence Initiative et réalisatrice de films

Ce billet, originalement publié sur Le HuffPost US a été traduit par Fast For Word

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