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Voici comment j'ai compris que je voyais le monde... différemment

Appelez ça une bizarrerie, une bénédiction, une malédiction... J'ai fini par apprécier ma vie en couleurs et je ne m'en passerais pour rien au monde.
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Une simple recherche en ligne m'apprit que ce phénomène avait un nom: la synesthésie.
Vialeta Novik via Getty Images
Une simple recherche en ligne m'apprit que ce phénomène avait un nom: la synesthésie.

«De quelle couleur est ta lettre préférée?» Lorsque je lui ai posé cette question on ne peut plus banale, mon ami a écarquillé les yeux, l'air effaré.

«Allez! Tout le monde a une lettre préférée. Moi, c'est le A, parce qu'il est rouge vif.» Cette tentative visant à lui soutirer une réponse n'a fait qu'accroître sa confusion. Jusqu'à ce qu'il réplique: «Mais de quoi est-ce que tu parles?»

J'avais 13 ans lorsque je me suis rendu compte que je voyais le monde différemment de la plupart des gens. Jusqu'à lors, j'avais toujours supposé, sans me poser de question, que les lettres et les nombres avaient leurs propres couleurs et qu'il s'agissait moins d'une perception individuelle que d'un fait communément admis.

Les A étaient rouges; les B, bleus; les C, jaunes; etc. Certains mots étaient clairement plus «beaux» que d'autres. «Harmonie», par exemple, avec ses tons rouges écarlates, verts et dorés, était particulièrement joli. À l'inverse, «violet» présentait des nuances brunâtres et rougeâtres qui me déplaisaient fortement. C'est cette discussion loufoque au collège qui m'a ouvert les yeux sur le fait que, non, les lettres et les nombres n'ont pas de couleurs, les mots ne sont pas intrinsèquement beaux ou laids. Ces perceptions n'étaient que le fruit de mon cerveau, et une simple recherche en ligne m'apprit que ce phénomène avait un nom: la synesthésie.

La synesthésie est une singularité neurologique par laquelle certains stimuli (visuels, auditifs, physiques...) font appel à des sens a priori indépendants.

Le type de synesthésie le plus répandu, celui dont je suis atteint, est appelé «graphèmes - couleurs» (les lettres et les nombres sont teintés d'une certaine couleur), mais il en existe beaucoup d'autres. Parmi les plus rares, on retrouve la synesthésie «en miroir au toucher», où le sujet «ressent» la même chose que quelqu'un d'autre (un coup de pied, par exemple), ou la synesthésie «lexicale - gustative», où les mots sont associés à des goûts.

Les estimations de prévalence varient énormément selon les sources: de 0,05 à 25%, mais ce dernier pourcentage est certainement très exagéré. Selon les études les plus récentes, une à quatre personnes sur 100 serait atteinte de synesthésie. Quoi qu'il en soit, elle ne touche qu'une minorité de la population mondiale.

Il est très difficile d'expliquer ce que c'est que d'être synesthète à quelqu'un qui ne l'est pas. C'est comme si je voyais les choses sur deux plans différents. D'un côté, je sais objectivement que les lettres qui s'inscrivent à mesure que j'écris cet article sont noires, puisque mes yeux fonctionnent normalement. De l'autre, c'est comme si chaque lettre et chaque nombre avaient une teinte secondaire, une sorte de «couleur mentale». Pour moi, les mots sont des «concepts colorés», existant en tant qu'entités dont seule la théorie des formes de Platon pourrait se rapprocher.

Même si, chez moi, ce phénomène se manifeste le plus clairement sous la forme «graphèmes - couleurs», j'ai également des expériences de synesthésie musicale. Certains sons me renvoient des images particulières: les violons des œuvres classiques m'évoquent des rivières tumultueuses, tandis que la musique électronique et ses rythmes puissants me donnent le sentiment de conduire sur une route bordée de colonnes en béton.

Néanmoins, il existe bien d'autres types de synesthésie qui me sont inconnus. Certains synesthètes peuvent, par exemple, décrire le «goût» de certaines conversations ou associer certains sons à des textures spécifiques. La synesthésie peut également prendre des tournures plus sinistres, comme chez les individus qui ressentent la douleur physique à laquelle ils assistent dans la réalité ou dans les films. Je ne fais partie d'aucune de ces sous-catégories, ce qui prouve que la synesthésie, dans sa rareté relative, est une singularité très diverse, avec de multiples facettes.

Deux personnes peuvent être synesthètes et le vivre de manières totalement différentes.

Depuis que j'ai découvert que ce que je considérais comme normal était un phénomène neurologique à part entière, je me suis intéressé aux différentes études menées sur le sujet, qui ont surtout pris leur essor à partir des années 1980 avec l'apparition des IRM. Je me suis rendu compte que le fait d'être synesthète m'en a appris beaucoup plus sur moi-même que je n'aurais pu l'imaginer.

J'ai toujours été quelqu'un de créatif: j'écris des poèmes, des histoires et des chansons depuis l'âge de 12 ans, je joue du violon depuis l'âge de 6 ans, et j'ai dans ma chambre un placard plein à craquer de dessins de villes et de paysages en noir et blanc datant de ma plus tendre enfance. Aujourd'hui, j'aspire à devenir auteur-compositeur-interprète et je travaille depuis un an avec plusieurs producteurs dans l'espoir de percer dans l'industrie musicale.

Jusqu'à peu, je n'imaginais pas qu'il existe un lien entre la synesthésie et la créativité, thèse pourtant admise par la communauté scientifique, qui émet toutefois des réserves sur la signification évolutionniste de cette corrélation. Le phénomène étant supposé être majoritairement héréditaire, on pourrait dire que l'art est dans mes gènes. Et ce n'est pas une surprise: ma famille, surtout du côté maternel, a la fibre artistique. Ma grand-mère, originaire du nord de l'Italie, est peintre, et mon arrière-grand-oncle a contribué à restaurer le plafond de La Scala après son bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale. Dire que j'ai hérité la synesthésie de ma mère corroborerait également l'hypothèse d'une transmission mère-fils.

Je n'ai pourtant pas réussi à identifier l'origine de ce trouble dans ma famille: ni ma mère, ni mes grands-parents maternels, ni aucun des proches que j'ai interrogés n'en présentent les traits. Je l'aurais donc hérité d'un lointain ancêtre ou développé grâce à des facteurs environnementaux, cette dernière théorie étant la plus probable puisque mes souvenirs de «lettres/nombres colorés» remontent à ma plus tendre enfance.

Même si je ne saurai jamais d'où elle me vient, enquêter sur la synesthésie m'a permis d'en apprendre davantage sur ma famille et sur moi-même. Je trouve rassurant pour un artiste en devenir de savoir qu'environ un quart des synesthètes se sont illustrés dans des domaines artistiques: Franz Lizst, David Hockney, Izthak Perlman ou Charli XCX, pour ne citer qu'eux...

J'oublie souvent que je suis synesthète, mais je me demande parfois à quoi ma vie ressemblerait si je ne l'étais pas.

J'ai toujours tenu pour acquis les couleurs et les tons que je perçois, sans même en avoir conscience. On pourrait croire qu'il s'agit d'une singularité sans conséquences, mais il m'arrive de me demander si ma vie serait la même sans elle. Ma passion pour l'écriture et la musique est en grande partie liée aux images complexes et aux motifs colorés que ces deux arts m'évoquent.

Sans la synesthésie, aurais-je eu les mêmes ambitions et choisi cette voie? Certes, je perds un peu de temps sur des questions que les non-synesthètes ne se posent pas (est-ce que ce mot sonne juste avec le reste de la phrase mais, surtout, est-ce qu'il «va bien» avec les autres? Est-ce que ce rythme «va bien» avec le piano?), mais je ne peux nier qu'elle m'a rendu service au fil de mes études, notamment pour mémoriser les dates et les grands événements historiques sans avoir besoin de moyens mnémotechniques ou d'autres astuces.

Appelez ça une bizarrerie, une bénédiction, une malédiction, ou ce que vous voulez... J'ai fini par apprécier vivre ma vie en couleurs, et je ne m'en passerais pour rien au monde.

Ce blogue, publié à l'origine sur le HuffPost britannique, a été traduit par Typhaine Lecoq-Thual pour Fast ForWord.

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