Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

«Je comprends pas pourquoi ils veulent pas jouer avec moi»

«Je comprends pas pourquoi ils veulent pas jouer avec moi, pourtant je leur demande tous les jours.»
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

«Je comprends pas pourquoi ils veulent pas jouer avec moi, pourtant je leur demande tous les jours.»

Mathilde est en primaire. Elle n'a jamais été la plus populaire de son école, mais personne n'a jamais été méchant avec elle. Pourtant, la cour reste un endroit où elle n'est pas à l'aise. Tous les jours, à chaque pause, elle va voir le groupe de sa classe qui joue au loup: «Je peux jouer avec vous?» Non. Elle va voir le groupe qui joue aux billes un peu plus loin. Elle amène même, une fois, une collection de billes flambant neuve que maman lui avait achetée exprès. «Je peux jouer avec vous?» Non. (Heureusement cette fois là elle avait ses billes). Elle va voir le groupe qui discute de qui est leur chanteur préféré. «Je peux jouer avec vous?» Non. Elle va voir le groupe qui occupe le terrain de soccer. «Je peux jouer avec vous?». Des fois ils disent oui, mais pas tout le temps. Et puis même si elle est plutôt forte au foot ils la mettent au but et ça l'amuse pas beaucoup, mais au moins elle est pas toute seule. Quand ils disent non, par contre, elle s'occupe comme elle peut, mais pas trop loin, au cas où quelqu'un viendrait la solliciter. À la récré suivante, elle recommence, toujours en commençant par le groupe qui joue au loup parce que c'est, en réalité, le seul jeu auquel elle a vraiment envie de jouer.

Ce que vit Mathilde est une forme particulièrement insidieuse de harcèlement, contre laquelle on ne peut rien faire. En effet on ne peut pas forcer un enfant à apprécier un autre enfant, ni à jouer avec lui. On peut éventuellement punir l'intégralité de l'école pour ne pas jouer avec Mathilde mais je doute de l'efficacité de la méthode. Notre travail consiste (la plupart du temps), à aider ces enfants à devenir plus «attirant».

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'énergie que Mathilde utilise à essayer de contrôler quelque chose sur lequel elle ne peut pas avoir d'impact: que les autres enfants jouent avec elle. C'est ce que l'on appelle un «but conscient». La différence entre un objectif et un but conscient, c'est que l'on a envisagé que l'objectif pourrait éventuellement ne pas se réaliser, alors que l'on s'attache au but conscient avec une telle rigidité que l'on n'effleure pas une seconde l'idée que ça pourrait ne pas être le cas. De fait, sa réalisation en devient impossible. En somme, quelqu'un pris dans un but conscient ne verra pas, et donc ne s'adaptera pas, aux "feed-back" que lui renvoie le monde et qui lui montrent que cela ne marche pas. C'est ce qui fait que cette dame, qui veut dormir à tout prix, enchaîne depuis plus de 2 ans méthodes de relaxation, somnifères, psychanalyse, siestes de jour, nouveaux matelas... sans se rendre compte que c'est le fait même de vouloir dormir qui empêche le sommeil. Le sommeil ne pourra advenir (peut-être) qu'à partir du moment où elle y aura renoncé. C'est ce qui fait que Mathilde, récré après récré, continue inlassablement à demander l'autorisation de jouer.

«Je suis désolée de te poser cette question horrible Mathilde, surtout prends ton temps pour y répondre, je sais que c'est très difficile. Mais, imaginons que j'aie une boule de cristal, là devant moi. Et que dans cette boule de cristal, je voie l'avenir. Imaginons que là maintenant, je te dise que quoiqu'il arrive, quoi que tu fasses, quoi que je fasse, quoi que maman fasse, ils ne diront jamais "oui" pour que tu joues avec eux. Qu'est ce que tu ferais de différent à la prochaine récréation, disons celle de demain matin?

- J'irais quand même leur demander, il y a toujours une chance, répond-elle du tac-au-tac.

- Dans ma boule de cristal, je vois qu'à la prochaine récré et à toutes celles qui vont suivre, ils te diront "non", et toujours "non", peu importe combien de fois tu demandes, quoi que tu fasses, même si François Hollande venait dans ton école pour leur dire de jouer avec toi, ils diraient "non". Qu'est ce que tu ferais de ta récré?»

Mathilde fronce les sourcils, se met au fond de son fauteuil et réfléchit. Il est important de comprendre que c'est la pire question pour quiconque est pris dans un but conscient. Il y a une part de superstition chez ces personnes, qui leur fait croire que s'ils envisagent l'échec, alors cela va forcément leur arriver. Leur demander d'envisager cet échec, c'est la chose la plus dure que l'on peut leur demander.

«Soit j'irais jouer avec ceux du foot parce que des fois ils disent "oui", soit je chercherais quelque chose pour jouer toute seule.

- D'accord. Donc pour la prochaine fois, tu vas continuer à faire comme d'habitude, mais tu vas avoir toujours avec toi un livre. Pas un livre pour les cours, un livre qui te fait vraiment plaisir, genre la Quête d'Ewilan, tu verras c'est génial. Comme ça si ils disent "non", au moins tu t'ennuies pas et tu restes pas toute seule au milieu de la cour à attendre. Pour l'instant tu ne fais rien d'autre, tu observes pour que je comprenne bien comment ça se passe dans la cour, et tu me racontes comment ça s'est passé la semaine prochaine.»

La semaine suivante donc, Mathilde arrive un peu embêtée.

«J'ai pas beaucoup d'observations parce que j'ai pu jouer au loup tous les jours...

- Comment ça t'as pu jouer au loup tous les jours? Ça fait 2 ans qu'ils te disent "non" trois fois par jour et là d'un coup ils disent tous "oui"?!

- Ben oui je comprends pas, la première récré je suis allée leur demander, ils m'ont dit "d'accord mais t'es dans l'équipe des loups et tu gardes la prison", du coup je l'ai fait. Et à la récré suivante je suis allée directement garder la prison, et comme ça tous les jours.»

Deux possibilités:

-Pendant le week-end, tous les enfants de cette école sont devenus gentils, tolérants et ouverts.

ou

-Mathilde -qui, en emmenant un livre, acceptait qu'ils lui disent "non"- a dû adopter une attitude plus souple au moment de leur demander, puis a même arrêté de demander, ce qui la rend de fait plus séduisante. Prévoir ce livre, c'était renoncer à son but conscient, en acceptant le fait qu'il pourrait ne jamais advenir.

Ce billet est également publié sur le site A 180 Degrés.

2016-05-11-1462971049-6366371-logo.png

À voir également:

"Monsters" (Monstres)

De touchantes illustrations du lien entre un père et sa fille

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.