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Suicide de mon frère: pourquoi n'ai-je pas été assez?

L’amour que je lui portais n’avait pas suffi à faire contrepoids à son envie de mettre un terme à ses souffrances.
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Carlos Ciudad Photos via Getty Images

Parfois, je me dis que j'aurais dû compter. Garder un coin de ma feuille et faire un trait chaque fois que le mot «choix» était utilisé pour désigner ce que mon frère avait fait. Ou plutôt avait «choisi» de faire. Lorsque mon petit frère s'est enlevé la vie, j'ai brusquement pris conscience du suicide. Et depuis ce jour, je crois que j'aurais probablement débordé du coin de ma feuille pour continuer à faire des traits.

«Pourquoi n'ai-je pas été assez?»

Je n'ai que peu de souvenirs du tout juste après. Mais je me souviens qu'en chemin vers la maison d'une amie, j'ai interrogé le ciel parsemé d'étoiles. Je ne sais pas combien de fois j'ai répété tout haut cette phrase en marchant dans la fine neige du début décembre.

Dix, vingt, cinquante fois? Qu'importe, sa mort me précipitait dans une logique d'abandon. L'amour que je lui portais n'avait pas suffi à faire contrepoids à son envie de mettre un terme à ses souffrances. Avais-je failli à être une bonne sœur? À l'aimer suffisamment?

Je me suis allongée ce soir-là, je n'ai pas dormi. Je suis arrivée à l'université tôt. J'ai vu un responsable de la Fac qui m'a donné permission de partir en laissant derrière moi mes examens. Je suis retournée dans mon patelin, avec maman.

Nous nous sommes prises dans les bras l'une de l'autre. Nous avons pleuré et à un moment, l'idée m'est venue que mon frère ne s'était pas enlevé la vie, qu'il était plutôt décédé d'une maladie, celle qui l'avait tourmenté de souffrances quelques mois auparavant. Sa dépression avait provoqué sa mort, elle l'avait poussé au suicide. Connaissant l'amour qu'il portait à notre tendre maman et à moi, cette pensée a fait sens avec la personne qu'il avait été jadis. Un jeune homme aimant, gentil, généreux et intelligent. Mais dans notre société, il est peut-être difficile de penser ainsi, l'idée d'un choix étant si présente ou omniprésente devrais-je plutôt écrire.

Choix par-ci, choix par-là

Que mon frère ait choisi le suicide me semblait hautement illogique, voire impossible, suivant la manière dont il avait vécu jusqu'à la maladie. Dans les jours suivant son décès, je me suis surprise à penser, et plus tard à admettre qu'à bien des égards, il me semblait que mon frère avait toujours plus aimé la vie que moi. Alors, par quel mystérieux hasard étais-je celle qui vivait toujours?

Je n'aurais pas pu penser que mon frère avait choisi de mettre fin à ses souffrances. Mon frère était plein d'avenir et intelligent. Bien doué pour l'école, un peu comme moi. Il avait tout juste fait son entrée dans un programme collégial hautement contingenté. En repassant tous les scénarios dans ma tête, si mon frère avait pu choisir, décider volontairement et consciemment, alors il aurait toujours préféré une vie longue, malgré son lot de difficultés. Il aurait assurément compris que le soulagement rapide de maux guérissables aux dépens de toute une vie incertaine, mais remplie de promesses de bonheur n'aurait jamais fait le poids. Même si des mois, voire des années d'une difficile et lente guérison auraient été nécessaires pour goûter au bien-être à nouveau.

L'illusion du choix personnel et la déresponsabilisation collective

J'ai lu quelque part que le suicide est souvent qualifié de choix personnel pour déculpabiliser les vivants qui n'ont pas toujours pu ou su intervenir à temps. Je n'ai, heureusement, jamais ressenti de culpabilité par rapport à la mort de mon frère. C'en est autrement pour les regrets et l'un et l'autre sont sans doute des cousins apparentés. Entre les «si j'avais» et les «j'aurais dû», il est facile de se tromper et de les utiliser de manière indifférenciée. Je ne souhaiterais, jamais, que ceux qui restent éprouvent quelque forme que ce soit de culpabilité. Mais je trouve que ce discours de «choix» laisse pour le moins perplexe.

Le discours du «choix» me laisse perplexe

L'idée d'un choix personnel que nous devons individuellement et collectivement accepter évacue toute référence à la maladie. Le suicide est alors l'aboutissement irrévocable d'une décision rationnelle, réfléchie, prise en pleine conscience.

Pourtant n'y aurait-il pas de choix plus contre nature que celui-là?

Nos existences humaines sont rythmées par la poursuite de la vie. Il y a la volonté de survivre d'abord, puis de s'accomplir en cherchant les petits bonheurs pour les compter sur son lit de mort. Pourtant, notre vocabulaire collectif est parsemé de mots, d'expressions qui stigmatisent le suicide et témoignent d'une profonde incompréhension ou d'un déni collectif de sa logique.

Le discours du choix fait reposer une bien lourde notion sur les épaules de ceux qui sont malades: celle de la responsabilité. Il y a urgence de déstigmatiser le suicide et de le démystifier. Il faut comprendre sa logique particulièrement troublante parce qu'elle nous ramène aux causes de l'acte, à l'urgence de se liguer contre la dépression, celle qui se cache derrière le geste dans plus de 80% des drames.

Sa logique fait peur parce qu'elle nous ramène au rôle collectif que nous jouons dans la prévention et le traitement de ces maladies, ainsi qu'aux mesures d'austérité qui n'ont certainement pas aidé dans les dernières années.

Le suicide n'est pas un choix personnel.

Il est un phénomène social qui impose plutôt une introspection collective, un regard critique sur notre système de santé, sur le bien-être dans une société capitaliste où chacun n'a prétendument que ce qu'il mérite.

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