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En direct du Kurdistan irakien, avec les familles en péril face à l'État islamique

«Je n'ai pas peur. J'ai vu des femmes être enlevées ou violées. Je n'ai pas besoin de courage, je dois juste défendre mon peuple.»
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Étudiante parisienne, Alice Madar a décidé de passer ses vacances scolaires en Irak, où elle aide l'association Shennong & Avicenne. Cette ONG fait circuler des bus-hôpitaux et construit des centres médicaux au Kurdistan irakien afin d'assurer des consultations et des soins auprès des familles en péril, et permettre un suivi psychologique des patients traumatisés qui vivent dans des camps de réfugiés. De là-bas, Alice raconte ce qu'elle vit au jour le jour. Pour en savoir plus : Shennong & Avicenne.

Aujourd'hui, je pars pour le village de Sulav avec l'équipe de Shennong & Avicenne. Ce village, situé au nord-ouest de Dahok, est le lieu de refuge de familles kurdes. Ces familles ont quitté la ville de Sinjar en août 2014 et squattent des immeubles en construction. Des ONG leur apportent de la nourriture et quelques vêtements et notre association passe toutes les semaines avec son bus pour soigner ces réfugiés.

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Pendant que le bus s'installe, Mirna, la psychologue du bus, m'emmène voir une de ses patientes : Hanan, une femme de 25 ans qui est seule avec ses quatre enfants pendant que son mari se bat avec l'armée kurde, les peshmergas. Hanan nous raconte une histoire qui commence à m'être familière. En effet, depuis trois jours, je suis le bus médical de l'association dans les villages de réfugiés de la région qui ont tous essayé de fuir l'État islamique en août 2014.

«Les hommes de l'État islamique sont arrivés dans le village voisin en pleine nuit, on pouvait entendre les coups de feu et les cris au loin», me raconte Hanan. Avertie par ses voisins, elle s'enfuit par les montagnes et laisse son mari défendre leur maison. Il la rejoint plus tard. Ils ignorent si leur maison a été détruite, mais ils savent que l'État islamique a pris tous leur biens. «Nous n'avons plus rien», me dit la fille de Hanan.

Aujourd'hui, le mari de Hanan passe 15 jours par mois au front et 15 jours avec sa famille. Son visage, jusqu'alors un peu triste, s'illumine lorsqu'elle m'annonce qu'il revient demain pour le nouvel an yézidi. Demain ils partiront à Lalesh, un lieu de pèlerinage yézidi, pour se recueillir sur le tombeau du sheikh Adi, mort au XIIème siècle. «C'est ma foi qui me permet de tenir», me confie-t-elle.

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Hanan nous présente un autre peshmerga, Oday, qui est originaire de Bashiqa. Oday et sa femme nous invitent à nous asseoir dans la pièce où ils habitent. Oday se met à genoux, très droit, et attend que sa femme prépare du thé avant de commencer à nous parler. Une tasse brûlante à la main, sans que je pose une seule question, il commence à nous parler, vite, très vite, si bien que Mirna n'arrive plus à traduire : le père d'Oday était peshmerga et Oday l'est devenu à son tour le jour de ses 16 ans. Trente ans après, il continue de protéger son peuple.

En août 2014, l'organisation État islamique encercle une partie de Bashiqa et commence un siège. Les peshmergas résistent autant qu'ils peuvent et arrivent finalement à partir vers le sud. Avec sa femme, il s'installe ici, à Sulav.

Oday m'explique que quand ce siège a eu lieu, l'État islamique était en position de force. Et aujourd'hui? Il m'affirme que l'État islamique est très affaibli, qu'il a perdu beaucoup d'hommes dans les derniers mois alors que l'armée kurde ne fait que grandir chaque jour : 10 000 peshmergas se battent sur le même front qu'Oday.

L'armée kurde collabore avec les Russes et les Américains. Ces derniers leur fournissent des armes et des munitions et les préviennent lorsqu'ils s'apprêtent à bombarder le groupe EI. «Il ne faut pas croire que nous sommes quelques hommes qui agissent seuls parce qu'ils sont désespérés, les peshmergas sont une grande armée, forte, très organisée mais surtout unie : les chrétiens, les musulmans sunnites et chiites et les yézidis se battent ensemble contre leur ennemi commun», me dit Oday. Il est «à 100 % sûr» qu'ils arriveront à l'emporter contre l'État islamique.

Je lui dis qu'en Europe, nous sommes beaucoup plus inquiets que lui. Je lui parle des attentats de Paris et de ces jeunes qui partent se battre à quelques kilomètres de là où nous nous trouvons. Oday me sourit, il me dit de ne pas m'inquiéter. «Nous allons vous protéger», m'assure-t-il. À ce moment-là, assise dans un bâtiment en ruines au milieu des montagnes irakiennes, je me sens en sécurité et je fais totalement confiance à cet homme que je n'ai rencontré il n'y a qu'une demi-heure. «Mais il va falloir nous aider», ajoute-t-il.

L'aide des ONG permet à ces hommes de partir se battre en sachant que leurs femmes et leurs enfants sont en sécurité, et le bus de Shennong & Avicenne peut aussi soigner ces blessures. Oday a reçu une balle dans l'épaule il y un mois et l'aide des acupuncteurs le soulage beaucoup.

Je demande à Oday comment il trouve le courage de laisser sa famille et de partir au combat la moitié du mois, et surtout s'il ne se sent jamais coupable de tuer des hommes. «Non. C'est eux ou nous. Alors je préfère les tuer avant qu'ils ne viennent me tuer...»

Et pour le courage? «Je n'ai pas peur. J'ai vu des yézidis se suicider pour ne pas avoir à se convertir, j'ai vu des femmes être enlevées ou violées. Je n'ai pas besoin de courage, je dois juste défendre mon peuple.»

Sa femme nous interrompt pour nous proposer à manger. Je lui demande si elle a peur pour la vie de son mari. Elle hoche la tête. «Pas aussi peur que moi à l'idée que tu te fasses enlever par l'État islamique», répond-il en lui prenant la main. Elle me sourit.

Pour finir, Oday me présente ses trois fils, «des futurs peshmergas», me dit-il fièrement. Leur mère n'a pas du tout l'air d'accord, mais elle ne dit rien.

Je demande au couple de prendre une photo. Elle refuse, lui accepte, mais «seulement si je peux porter mon uniforme».

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Si vous avez envie de soutenir les actions de l'ONG Shennong & Avicenne, faites un don ici.

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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