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L'intersectionnalité, ou la croisée des chemins entre plusieurs luttes

Le terme intersectionnalité consiste en l'étude des intersections entre différentes formes d'oppressions et de discriminations vécues par une personne ou un groupe de personnes.
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Qu'est-ce que l'intersectionnalité?

En géométrie, une intersection est le lieu de rencontre de plusieurs figures telles que les droites, les courbes, les plans, les volumes et les surfaces.

Dans le même état d'esprit, le terme intersectionnalité, instigué par la sociologue américaine Kimberlé Crenshaw en 1989, consiste en l'étude des intersections entre différentes formes d'oppressions, de dominations et de discriminations vécues par une personne ou un groupe de personnes. Ainsi, selon cette théorie, lesdites personnes seraient sujettes à plusieurs formes de discrimination vécues de manière simultanée, notamment le patriarcat, le racisme, l'homophobie, la transphobie, le capacitisme et la discrimination basée sur la classe sociale, pour n'en nommer que certaines d'entre elles.

Or, les manifestations de ces formes de discrimination ne pourraient être adéquatement expliquées et entièrement comprises en les étudiant isolément les unes des autres : c'est la synthèse de ces différentes formes et donc, l'intersection entre elles (par exemple le racisme et le sexisme) qui doit être étudiée spécifiquement. À ce titre, pour prendre un exemple des plus communs, la discrimination que peut vivre une femme blanche est différente de celle subie par une femme noire - appelons-la Martine - puisque cette dernière est victime d'une forme d'oppression particulière, soit l'intersection entre le racisme et le sexisme. Ainsi, ni un homme issu d'une minorité ethnique ni une femme caucasienne ne sont sujets à la même forme de discrimination que Martine. A fortiori, il convient de nuancer entre celle vécue par Martine et celle que peut connaitre une femme noire handicapée : leurs réalités, bien que possiblement similaires, sont distinctes.

De surcroît, au regard de cette théorie, il ne serait pas pertinent d'isoler une lutte en affirmant qu'elle est plus importante que d'autres. En effet, une revendication sociale se rend coupable d'ostracisme lorsqu'elle met de côté les expériences de certaines personnes vivant des problèmes plus spécifiques et, de ce fait, les prive des bienfaits de l'émancipation recherchée par le mouvement.

Un peu d'intersectionnalité à travers l'histoire

En dépit du fait que le terme « intersectionnalité » n'ait été utilisé que récemment, cette analyse a, dans les faits, émergé au XIXe siècle. Pour évoquer l'une de ses manifestations notoires, le black feminism, est un mouvement des années 1960 et 1970 né aux États-Unis à la suite d'une volonté de créer un espace de parole pour les femmes noires, dans l'objectif de combattre les discriminations vécues par celles-ci. En effet, le mouvement féministe de l'époque négligeait - ou du moins méconnaissait - certaines oppressions vécues exclusivement par les femmes afro-américaines. On peut l'illustrer par la lutte menée par les féministes occidentales pour l'accès à l'avortement lorsque les femmes noires étaient, quant à elles, victimes d'un programme qui les contraignait à la stérilisation. Inversement, lors du mouvement pour les droits civiques, la plupart des hommes noirs mirent le feu aux poudres en centralisant principalement la lutte contre le racisme vécu par les hommes, au détriment de leurs alliées. Incidemment, ces alliées subissaient fréquemment le sexisme de la part de leurs - pourtant - camarades de lutte. Ces évènements furent donc l'occasion de la naissance d'une analyse intersectionnelle des oppressions.

En définitive, l'histoire des mouvements sociaux et la théorie des philosophies politiques ont couramment été les témoins de la hiérarchisation des mouvements d'oppression. Par exemple, selon la théorie marxiste, le capitalisme est le système oppressif à l'origine des autres systèmes d'oppression tels que le patriarcat. Ainsi, selon ce courant, il faudrait s'attaquer principalement au capitalisme en ce que la révolution sociale vaincrait de facto la subordination des femmes. D'une réponse à ce courant de pensée est né le féminisme matérialiste, qui a reconnu le patriarcat comme un système d'oppression indépendant du capitalisme. Il s'agirait alors de systèmes qui s'alimentent entre eux, mais qui ne dépendent pas de l'un ou de l'autre. Il faudrait donc s'attaquer à ceux-ci de manière simultanée.

Vers une théorie juridique intersectionnelle ?

À la lumière de notre survol historique, on peut se demander si la théorie de l'intersectionnalité est prise en considération sur le plan juridique, notamment par les législateurs et les tribunaux. Effectivement, sans qu'elle soit forcément explicitement invoquée, il serait intéressant de rechercher des situations où le pouvoir judiciaire semble avoir été inspiré par ses fondements et les nuances qu'elle permet d'apporter à certains enjeux sociaux - ou plutôt des situations où cela aurait été pertinent, puisqu'elle y semble relativement absente.

À ce titre, un exemple juridique de discrimination intersectionnelle se manifeste à travers la question des biens immobiliers matrimoniaux des femmes autochtones vivant sur les réserves. De fait, il n'existe aucun régime matrimonial en cas de séparation ou de divorce leur assurant la protection de leur résidence familiale : la Loi sur les Indiens ne possède aucune disposition à ce sujet. Or, ce vide juridique quant au patrimoine familial pour les couples autochtones engendre une discrimination ethnique. Au Canada, c'est le palier fédéral qui a la compétence exclusive en ce qui concerne les biens immobiliers dans les réserves, mais l'article 88 de la Loi sur les Indiens statue que les dispositions provinciales peuvent s'appliquer dans les réserves à l'occasion de ces vides juridiques. Toutefois, dans l'arrêt Derrickson c. Derrickson, la Cour Suprême a soutenu que les dispositions québécoises en matière des biens immobiliers matrimoniaux ne pouvaient pas s'appliquer arguant que cela concernait davantage les terres de réserve. Conséquemment, ce problème de partages de compétences a un effet discriminatoire sur les populations autochtones. À cette situation s'ajoute celle de la violence conjugale, problématique vécue principalement par les femmes. En cas de rupture, une femme autochtone risque donc de se retrouver devant le choix suivant : soit elle quitte son conjoint, au risque de perdre sa maison, soit elle reste dans un mariage où il y a de la violence.

Outre les formes de discriminations indirectes et systémiques que l'on peut relever au regard de l'intersectionnalité, on a remarqué, au cours des dernières années, la présence d'inégalités au sein même de la loi. Toujours quant aux femmes autochtones, au Canada en 1977, l'affaire Lovelace a mis en lumière l'inégalité double vécue par ces dernières. Ainsi, Sandra Lovelace soumet au Comité des droits de l'homme des Nations unies qu'il est discriminatoire que, conformément à la Loi sur les indiens de l'époque, une femme autochtone mariée à un non autochtone perd son statut d'Indien et, ipso facto, ne puisse plus demeurer dans les réserves indiennes. En effet, un indien marié à une non-indienne conserve, quant à lui, son statut particulier. Incidemment, de par sa condition d'indienne conjuguée à celle de femme, Lovelace se voit privée de certains droits. Or, en 1981, le comité statue que la loi est en violation du Pacte international sur les droits civils et politiques en ce qu'elle brime le droit culturel des minorités nationales de vivre avec les membres de leur communauté. Néanmoins, on ne considère aucunement l'aspect de la discrimination fondée sur le sexe de la plaignante.

Pour conclure notre propos, mentionnions que malgré la quasi-absence de la théorie de l'intersectionnalité en matière juridique, elle a été considérée à de rares occasions. En 1999, dans l'affaire Corbière, la juge Claire L'Heureux-Dubé affirme, quant droit de vote des autochtones hors réserve, que « [l]es femmes autochtones, que l'on peut dire doublement défavorisées en raison de leur sexe et de leur race, sont particulièrement touchées par la différence de traitement visant les membres hors réserve des bandes indiennes. » En dernier lieu, la Commission ontarienne des droits de la personne de l'Ontario a opté pour une approche intersectionnelle de la discrimination en matière de handicap en tenant compte du caractère unique de l'expérience vécue et du contexte social de l'acte discriminatoire . En outre, dans l'arrêt Kearney c. Bramalea, quant à l'utilisation d'un ratio pour établir l'admissibilité à des logements locatifs, le Tribunal des droits de la personne de l'Ontario a reconnu que les preuves présentées démontraient la fréquence de l'entrecroisement entre différents groupes discriminés et l'effet spécifique de ces entrecroisements. Finalement, le Tribunal a explicitement mis en lumière une discrimination intersectionnelle fondée sur la race et le sexe dans l'arrêt Baylis-Flannery v. DeWilde. Peut-être est-ce de bon augure?

Ce billet a été coécrit avec Lucia Flores Echaiz, étudiante en droit à l'UQAM

Références

  1. Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285
  2. Sandra Lovelace v. Canada, Communication No. 24/1977: Canada 30/07/81, UN Doc. CCPR/C/13/D/24/1977.
  3. Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203.
  4. Commission ontarienne des droits de la personne, Politique et directives concernant le handicap et l'obligation d'accommodement (mars 2001).
  5. (1998), 34 C.H.R.R. D/1 (Comm d'enquête de l'Ont.)
  6. Baylis-Flannery v. DeWilde (Tri Community Physiotherapy), 2003 HRTO 28 (CanLII).

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