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À travers Addis-Abeba

Un ciel bicolore. D'abord du bleu, très clair, presque froid, qui s'étend au-dessus de nos têtes. Et puis plus bas, un bandeau gris-brun de poussière noircie au pot d'échappement qui ourle l'asphalte et descend en couche grasse sur la ville. L'air est frais. L'ardent soleil n'a pas encore vaincu la froideur des nuits de la capitale perchée à plus de 2300 mètres d'altitude. Il est 7 heures. Addis s'éveille.
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Un ciel bicolore. D'abord du bleu, très clair, presque froid, qui s'étend au-dessus de nos têtes. Et puis plus bas, un bandeau gris-brun de poussière noircie au pot d'échappement qui ourle l'asphalte et descend en couche grasse sur la ville. L'air est frais. L'ardent soleil n'a pas encore vaincu la froideur des nuits de la capitale perchée à plus de 2300 mètres d'altitude. Il est 7 heures. Addis s'éveille.

Des files besogneuses se forment de chaque côté du bitume usé d'Afrika avenue. On marche seul parfois, à deux ou trois souvent. Devant, un groupe ralentit, s'arrête, se retourne. Puis les regards délaissent la chaussée incertaine pour scruter l'horizon. Sur la route, des camions débordant de mangues, un 4x4 de l'ONU et quelques autos dépassent le petit attroupement. On attend autre chose.

Soudain, trois silhouettes un brin dodelinantes apparaissent au loin. Les minibus sont là. Il faut maintenant tendre l'oreille et guetter l'instant où le rabatteur sortira la tête du véhicule pour hurler sa destination. «Piazza! Piazza!», s'égosille le premier. Crissement lourd des freins. L'arrière s'ouvre et libère quelques passagers. On s'assure une dernière fois du parcours avant de s'engouffrer, dos courbé, dans l'habitacle moite de la fourgonnette. Sur les bancs à deux sièges, on tient à trois, à quatre. Les épaules, les cuisses, les hanches se touchent, dans une banale promiscuité. Coup d'accélérateur poussif. Le minibus reprend sa route. Dans le fond, une femme aux mains couvertes de henné réajuste le voile sombre autour de son visage. En face d'elle, deux adolescentes, tee-shirts fluo et lunettes de soleil dorées, rient bruyamment.

Dehors, la voie s'ouvre sur Meskel square, le centre géographique de la ville. La place abrite une curieuse esplanade surmontée de gradins en pierre, aux airs de stade grec. Les athlètes y investissent les marches et les joueurs de soccer le parterre de bitume. Mais depuis la fin de l'été dernier, l'endroit sert aussi de mémorial à ciel ouvert. Une ribambelle de photos géantes juchées sur de hautes estrades surplombe les automobilistes pris dans la circulation chaotique de la place. Les clichés racontent les hauts faits de Meles Zenawi, le populaire dirigeant éthiopien décédé en août. Un hommage surfait qui suscite le malaise lorsqu'on sait que l'ancien chef révolutionnaire a tenu le pouvoir d'une main de fer pendant plus de vingt ans.

Le minibus bifurque vers le nord. On croise d'austères bâtiments à l'architecture soviétique, tristes souvenirs de la dictature communiste. Un peu partout trônent des symboles d'une autre époque, auxquels les Éthiopiens ne prêtent plus attention: la place au lion, ancien blason des empereurs, est devenue une terrasse de café et cette sévère colonne surmontée de l'étoile rouge du colonel despotique Mengistu, un ordinaire point de rendez-vous.

Le moteur s'emballe pour franchir les derniers mètres de la côte qui mène à Piazza, centre historique fondé il y a 125 ans. Terminus.

Ici la ville grouille, cacophonique. On se laisse porter jusqu'à d'étroites ruelles. Des étals y jouxtent des terrains vagues aux allures de dépotoirs. Autour, les frêles habitations en tôles bâchées et les abris de fortune contrastent avec le luxe désuet de l'hôtel Taitu. Surplombant le quartier, cette ancienne demeure impériale est le dernier vestige apparent de ce qui fut le cœur de la capitale de Ménélik II.

Piazza porte plutôt l'empreinte de la Botte. Les Italiens, qui occupèrent la ville entre 1936 et 1941, n'ont pas seulement baptisé le secteur. Ils y ont aussi laissé leurs architectures à arcades et le secret de leur macchiato, qu'on sert à tour de bras dans les cafés.

Il faut pousser davantage vers le nord pour échapper au tumulte de Piazza. Passé l'Université d'Addis-Abeba, on arrive à Shromeda, un quartier paisible situé au pied des collines d'eucalyptus qui bordent Addis. Ici, le goudron laisse place aux pavés et aux sentiers caillouteux. Un bout de campagne dans une ville où la notion de banlieue n'existe pas. En s'aventurant dans les allées, on slalome entre de grandes corbeilles d'osier où sèchent des piments rouges. Ils serviront à la préparation du berbéré, l'épicé condiment qui relève de nombreux plats éthiopiens.

La journée s'achève, tiède, et les rues se gonflent de travailleurs. Sur le pas de leur porte, des femmes ont sorti leur friteuse. Elles y plongent de goûteux samossas aux lentilles qu'elles vendront un birr* ou deux au passant affamé.

« Taxi! » Une vieille Lada bleue pile. On se glisse à l'arrière du véhicule. La route défoncée fait tintinnabuler les chapelets qui pendent au rétroviseur. Accrochée à l'autoradio, une icône de la Vierge se balance, tandis que sur le pare-brise, un autocollant déclare « I belong to Jesus ». « Bole road? » demande avec aplomb le chauffeur. On acquiesce, un peu troublé qu'il ait visé si juste. Bole. Cœur économique et commercial d'Addis. QG des expatriés. Le quartier est une véritable ville dans la ville, à l'horizon saturé de hauts immeubles en construction et d'écrans géants publicitaires. Autour poussent des villas ceinturées d'épais barbelés, qu'on loue à des prix indécents aux diplomates et autres cadres des nombreuses organisations internationales établies dans la capitale de l'Union africaine.

L'une des grosses artères marchandes longe le lit d'une rivière que la saison sèche a transformé en marécages nauséabonds. Des familles viennent s'y laver, récolter de l'eau et nettoyer leurs vêtements. Un peu plus loin, sur une friche coincée entre la route et un lotissement de maisons cossues, des hommes tissent des paniers en roseau. Ils atterriront dans les salles de bains des privilégiés. Là où l'eau coule à flots.

Aimie Eliot

* 1 dollar canadien équivaut environ à 18 birrs

À la découverte de l'Éthiopie

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