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Quand saint François d'Assise devint un héros Marvel

Oui, ce personnage a fait brièvement partie de l'univers Marvel.
Image tirée de François, Frère universel (Marvel/Éditions Héritage)

Rarement a-t-on vu un Jésus crucifié aussi musclé. De ses plaies sortent des lasers qui atteignent de plein fouet saint François d'Assise, à genoux devant lui. Son cri retentissant est baigné dans un halo de lumière et de poussière. Voilà comment Marvel présentait l'épisode de la réception des stigmates du célèbre saint il y a près de 40 ans.

Cette scène se trouve dans une bande dessinée publiée en 1980 par la maison d'édition derrière Spider-Man, Iron Man et les Avengers. Alors qu'elle enchaîne les blockbusters au cinéma depuis quelques années – son plus récent opus, 22 de l'univers cinématographique Marvel, Avengers: Endgame, prend l'affiche cette semaine –, il peut paraître étonnant de constater qu'elle a publié quelques comic books liés au catholicisme il y a plus de trois décennies.

L'aventure commence à Tokyo en 1979. C'est un franciscain en poste là, le père Campion Lally, qui a suggéré l'idée à Gene Pelc, un représentant de Marvel au Japon qui avait l'habitude d'assister à la messe dans une chapelle franciscaine de la capitale nippone. À l'époque, les franciscains se préparaient à souligner le huitième centenaire de la naissance du Poverello d'Assise et cherchaient une manière de toucher un large public. À leur grand étonnement, l'idée fut bien reçue par Pelc: Marvel fournirait les dessins, et les franciscains devraient s'occuper du texte.

Après avoir songé à confier l'écriture au père Conrad Harkin, alors directeur de l'Institut franciscain de l'Université Saint-Bonaventure, dans l'État de New York, on a plutôt opté pour le père Roy Gasnick. Ce dernier, directeur du Centre franciscain des communications à New York, était connu pour ses talents de vulgarisateur et avait de l'expérience avec les médias de masse. Il avait effectivement collaboré avec Paramount pour la promotion du film Brother Sun, Sister Moon (François et le chemin du soleil) de Franco Zeffirelli en 1972.

Le père Gasnick travailla les dialogues avec Mary Jo Duffy, qui a connu une carrière de scénariste et d'éditrice chez Marvel, touchant entre autres à Conan, Star Wars et Wolverine au fil des années. Les dessins furent réalisés par John Buscema et Marie Severin, des artistes qui ont notamment travaillé sur Spider-Man, The Hulk et Silver Surfer.

Francis, Brother of the Universe, une plaquette de 48 pages entièrement en couleurs, voit le jour grâce à leurs efforts conjoints.

Image tirée de François, Frère universel (Marvel/Éditions Héritage)

Au Québec, la version française a été distribuée par les Éditions Héritage et se vendait 1 $. La traduction a été réalisée par le franciscain Léandre Poirier, un bibliste et historien, ancien missionnaire au Malawi, décédé en 1998. Il signait d'ailleurs un bref texte explicatif sur les franciscains à la fin de cette version baptisée François, Frère universelpubliée en 1981.

Jean-Paul II et Mère Teresa

L'expérience fut visiblement suffisamment concluante pour que Marvel récidive avec deux autres BD liées au catholicisme. En 1983, elle en consacra une à la vie du pape Jean-Paul II. L'année suivante, c'était au tour de Mère Teresa. C'est d'ailleurs le père Roy Gasnick qui prépara l'histoire de la religieuse qui œuvrait à Calcutta, en Inde. Son travail sur cette BD lui a valu le prix du meilleur livre jeunesse de la Catholic Press Association en 1984.

Selon une anecdote rapportée par le service des communications de la province franciscaine à laquelle appartenait le père Gasnick, ce dernier avait confié avoir offert un exemplaire de sa BD sur saint François au pape Jean-Paul II lors d'une audience privée en 1980, en insistant pour dire que c'était la première fois qu'un grand éditeur de comics publiait ainsi la vie d'un saint. Le pape lui aurait demandé en anglais: «Pourquoi Jean-Paul II ne pourrait-il pas être le deuxième?»

Le père Gasnick est décédé en 2015. Dans sa notice nécrologique, on précisait que la BD sur François d'Assise était le «all-time bestseller» de Marvel avec plus d'un million d'exemplaires en circulation. Nous avons contacté Marvel pour valider cette information, mais n'avions pas obtenu de réponse au moment de publier ces lignes.

Toutefois, nos recherches indiquent que les meilleurs vendeurs de Marvel seraient plutôt X-Men #1 (1991, 7,1 millions d'exemplaires), X-Force #1 (1992, 5 millions) et Spider-Man #1 (1990, 2,5 millions), d'après des chiffres qui circulent amplement sur des sites spécialisés. Si on peut accorder la moindre crédibilité à ces chiffres, cela voudrait dire qu'à tout le moins, le comic sur François d'Assise a bel et bien été parmi les meilleurs vendeurs de Marvel pendant quelques années au cours de la décennie 80.

Image tirée de François, Frère universel (Marvel/Éditions Héritage)

L'expérience d'une vie

Dans un article rédigé de Mark DiFruscio publié dans Back Issue #37en 2009, le père Gasnick expliquait que les franciscains avaient contemplé l'idée de produire une BD sur leur fondateur, mais qu'il s'était opposé à l'idée en raison du manque de réseau de distribution. Amateur de comic books dans sa jeunesse, Gasnick a saisi l'occasion lorsque Marvel l'a approché. C'était le réseau de distribution qui venait à lui.

«Collaborer avec les auteurs et les artistes de Marvel Comics a été l'un des moments forts de ma vie», confiait-il, reconnaissant que cela avait été une leçon d'humilité, lui qui croyait avoir affaire à des gens un peu simples... «Mais j'ai rapidement été submergé par [leur] professionnalisme et la créativité», ajoutait-il.

Dans les cercles franciscains, le père Gasnick est plutôt connu pour ses autres livres sur saint François. Mais l'article de DiFruscio, citant toujours Gasnick, remettait l'impact de ces autres publications en perspective en estimant que pour un million de copies mises en circulation entre 1980 et 2009, Francis Brother of the Universe aurait atteint environ 15 millions de lecteurs – une estimation attribuée à Marvel –, soit plus que tout autre livre, aussi savant soit-il, sur la vie du saint d'Assise.

«Je suis toujours étonné que parmi tous les projets auxquels j'ai participé, celui qui retient toujours l'attention, ce sont les bandes dessinées», confiait-il.

Image tirée de François, Frère universel (Marvel/Éditions Héritage)

Faible collectibilité

Contrairement à certains numéros phares consacrés à divers superhéros qui s'envolent pour des dizaines de milliers de dollars, des exemplaires du comicanglophone sur saint François se trouvent assez facilement sur des sites Internet de vente aux enchères. La version française est plus difficile à trouver, ce qui ne lui confère pas une bonne valeur pour autant aux yeux des collectionneurs.

«La BD de François, Frère Universel n'est pas un texte particulièrement recherché dans l'univers des amateurs des comics», nous a confirmé la Librairie Première Issue de Québec, spécialisée en bandes dessinées. Il n'y a pas de demande ici pour ce genre de comics, et leur valeur n'a pas vraiment augmenté. François Frère Universel se détaillerait à 6 $ environ en très bon état. Pour celui sur Jean-Paul II, 12 $ en très bon état.»

Dénicher un expert de la bande dessinée religieuse au Québec n'est pas chose aisée. Parmi ceux qui s'en approchent le plus, il y a le dominicain Yvon Pomerleau, dont la collection de BD compte environ 1500 albums. Cependant, il s'intéresse surtout à la représentation des Noirs dans la BD européenne et, par osmose, à celle des missionnaires. Rien à voir avec les comics et leurs superhéros.

Il note tout de même que plusieurs communautés religieuses ont publié des vies de saints au fils des décennies, et que cela a toujours constitué un «outil d'évangélisation», tant à l'étranger qu'au Québec.

«La BD a une dimension pédagogique. Elle permet de rejoindre un lectorat souvent plus jeune, où l'image se joint à la parole. Le message devient ainsi d'autant plus éloquent», note-t-il, soulignant qu'il y a eu une certaine production québécoise au sein des communautés religieuses mais que celle-ci est aujourd'hui largement oubliée.

Selon le coordonnateur du Centre de ressources et d'observation de l'innovation religieuse(CROIR) de l'Université Laval, Alain Bouchard, l'objectif de telles initiatives était effectivement de «toucher les jeunes», afin de «sensibiliser et transmettre» un message religieux.

«Le fait d'utiliser ce médium et de faire affaire avec des créateurs reconnus de superhéros, c'est comme si on disait que les François d'Assise, Jean-Paul II et Mère Teresa sont aussi des superhéros, mais réels», souligne-t-il.

«En entrant dans ce format de bande dessinée, on finit par moduler le message en fonction du médium. Dans la façon dont on reconstruit la vie de saint François, il y a eu un choix éditorial qui a nécessairement transposé des façons de faire et de représenter les superhéros.»

Autrement dit, il ne faut pas s'étonner que Jésus ait une musculature de nageur olympique bien épilé, que la page couverture ait opté pour des scènes d'action et que les représentations de guerres et de fêtes aient été retenues, surtout lorsqu'il est question des jeunes années de François. Ce sont à travers ces codes que se raconte sa vie.

Le professeur Bouchard estime par ailleurs que l'omniprésence actuelle des superhéros dans la culture populaire n'est pas si étrangère à ce besoin de tout temps de s'entourer de figures protectrices. Un rôle que remplissaient les saints pour un grand nombre de personnes il n'y a pas si longtemps.

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