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Oui, on peut encore dire bien des affaires, selon Judith Lussier

La chroniqueuse et autrice décortique les «social justice warriors» dans son nouvel essai.
Judith Lussier vient de faire paraître un nouvel essai aux Éditions Cardinal, intitulé «On peut plus rien dire: le militantisme à l'ère des réseaux sociaux»
Daphné Caron
Judith Lussier vient de faire paraître un nouvel essai aux Éditions Cardinal, intitulé «On peut plus rien dire: le militantisme à l'ère des réseaux sociaux»

Est-ce qu'on vous a déjà traité de «social justice warrior» au cours d'un débat sur les réseaux sociaux? Si oui, peut-être êtes-vous resté perplexe, dans le cas où vous n'êtes pas familier avec le domaine du militantisme. Figurez-vous que c'est une insulte (ouch, ça fesse, hein?).

Les SJW (pour les initiés), ce sont ceux qui se pourfendent en grands défendeurs de la justice sociale, mais qui, au fond, accordent plus d'importance à leur image qu'à la cause qu'ils sont censés défendre, selon leurs détracteurs. Ils sont souvent perçus par une partie de l'opinion publique comme des gens de gauche qui cherchent la bibitte où il n'y en a pas. Mais est-ce que c'est vraiment le cas?

La journaliste, chroniqueuse et autrice Judith Lussier, elle-même connue pour ses opinions de gauche, s'est penchée sur le sujet. Dans son essai On peut plus rien dire, elle nous offre un petit lexique du militantisme sur les réseaux sociaux, ainsi que des réflexions sur les motivations de ces fameux social justice warriors, ponctuées de portraits de quelques-uns de ces guerriers. Entretien.

HuffPost Québec: Tu racontes dans ton introduction avoir été interpellée par un de tes amis en 2016, qui se faisait accuser de toutes sortes de choses dans des débats sur les réseaux sociaux... est-ce que c'est là qu'a commencé à germer ton idée de livre?

Judith Lussier: Disons que c'est là que j'ai pris conscience que le débat public prenait une tournure qui échappait à beaucoup de gens.

Dans tous ces débats-là, les militants arrivent avec une idée bien formée des combats qu'ils veulent mener, des sources d'oppression qu'ils veulent combattre, mais ils n'ont pas toujours le temps, l'espace ou la générosité d'expliquer les sources de leur indignation. Et pour plusieurs, les sources deviennent incompréhensibles: «comment ça je me fais traiter de raciste, alors que je suis bienveillant?»

Il y avait là une opportunité d'expliquer certains points de départ des débats actuels, portant par exemple sur le racisme, le sexisme, la grossophobie ou le classisme... Je trouvais qu'il y avait de la confusion, et que ça méritait d'être expliqué. Plusieurs personnes se sentent larguées par des concepts qu'ils ne comprennent pas.

HPQ: D'ailleurs, tu as voulu «éduquer» un peu les gens qui ont de la misère à se retrouver là-dedans avec un petit lexique...

JL: Oui... je comprends tes guillemets, parce qu'«éduquer», ç'a toujours l'air un peu paternaliste... En fait, je voulais faire un effort de pédagogie, pour partir de la base, et expliquer ce que les social justice warriors entendent, quand ils parlent d'appropriation culturelle ou de «male tears», par exemple... Parce que souvent, ces concepts-là sont galvaudés ou mal compris.

Par exemple, quand on parle de masculinité toxique, il y a encore plusieurs personnes qui pensent qu'on veut dire que tous les hommes sont toxiques, alors que ce n'est pas du tout ça. Ça veut plutôt dire qu'il y a des comportements qui ont été encouragés, associés à la virilité et à ce que ça doit être la masculinité, qui peuvent être toxiques pour les hommes et pour l'ensemble de la société.

HPQ: Tu proposes plusieurs définitions du terme «social justice warrior». Laquelle serait la plus juste, selon toi?

JL: En fait, les social justice warriors, c'est une caricature qui a été utilisée pour discréditer le travail de militants en ligne, qui veulent faire la promotion de valeurs de justice sociale. Ce qu'on leur reproche, c'est plutôt de vouloir se faire valoir personnellement à travers une espèce de performance de l'indignation. Par contre, moi, dans le cadre de ce livre-là, je voulais aller au-delà de la caricature, et montrer que plusieurs militants qui pourraient être traités de social justice warriors sont en réalité très concernés par les sources d'indignation qu'ils mettent de l'avant et très sincères dans leurs motivations.

J'aime bien me réapproprier l'étiquette, parce que je trouve qu'il y a quelque chose de puissant à se réapproprier les insultes. Et ça me fait rire de m'identifier comme une social justice warrior.Judith Lussier

HPQ: Est-ce que tu considères qu'il y en a qui correspondent aussi à la caricature?

JL: Il y en a évidemment qui correspondent à la caricature, mais pour moi, ce sont des exceptions. Je pense que la plupart du temps, les gens qu'on caricature, c'est parce qu'on ne comprend pas leur point de départ.

HPQ: Est-ce que toi, tu te considères comme une social justice warrior?

JL: J'aime bien me réapproprier l'étiquette, parce que je trouve qu'il y a quelque chose de puissant à se réapproprier les insultes - parce que c'est une insulte. Et ça me fait rire de m'identifier comme une social justice warrior. Donc oui, je veux bien accepter l'étiquette.

HPQ: Tu considères que les social justice warriors sont nécessaires pour faire avancer la société, et surtout les droits des minorités?

Oui, je pense que la pluralité des voix est nécessaire. Et des voix plus champ gauche, qui bousculent l'ordre établi, oui, elles sont nécessaires.

Le mariage gai, par exemple, j'ai grandi avec ce débat-là quand j'étais adolescente, et à l'époque, on avançait des arguments du genre: «c'est quoi, après, je vais pouvoir me marier avec ma voiture?» C'était complètement farfelu, alors qu'aujourd'hui, majoritairement, on est à l'aise avec ça.

C'est important de remettre ça en perspective, pour comprendre que les débats qu'on trouve farfelus, souvent, c'est parce qu'on ne s'est pas donné la peine d'y réfléchir ou on ne fait pas partie du groupe qui est opprimé, alors on est moins ouvert à comprendre la source de son indignation.

HPQ: Mais est-ce que des fois, ça va trop loin et ça finit par avoir un effet pervers?

JL: Souvent, ces revendications peuvent avoir des effets pervers, sans que ce soit nécessairement parce que c'est allé trop loin, mais parce que ç'a été mal compris, parce que l'attitude utilisée pour faire valoir son point n'a pas été habile, ou qu'elle a été reçue comme une agression.

Par contre, dire qu'il y a des débats qui vont trop loin, je suis toujours mal à l'aise par rapport à ça. Je suis qui, moi, pour déterminer que les déterminations d'un groupe marginalisé vont trop loin? Je ne suis pas dans leurs souliers. Moi, souvent, mes revendications sont considérées comme allant trop loin, mais je suis capable de les défendre. Je crois que ceux qui trouvent que je vais trop loin, c'est parce qu'ils sont bousculés, ils ont peur de perdre des repères ou des privilèges.

HPQ: Est-ce que tu as souvent l'impression de marcher sur des oeufs? D'être scrutée à la loupe sur tes propos, justement parce que tu défends beaucoup d'enjeux sociaux?

Oui, parce qu'il n'y a rien de plus sévère envers un social justice warrior qu'un autre social justice warrior (rires)! Et c'est totalement légitime: à partir du moment où tu te présentes comme quelqu'un en faveur de la justice sociale, les attentes sont élevées envers toi.

Mais ce n'est pas quelque chose que je crains, par contre. Je ne sens pas que je marche sur des oeufs. Par exemple, il m'est arrivé de tenir un spectacle dans un lieu qui n'était pas accessible. Au lieu de me braquer et de le prendre comme une agression ou une insulte, je trouve qu'il y a quelque chose de beaucoup plus serein à reconnaître ses torts et à développer des réflexes pour la prochaine fois. C'est un enrichissement; il ne faut pas le voir comme une réprobation, mais comme une possibilité de s'améliorer.

HPQ: Tu es souvent la cible de commentaires haineux sur les réseaux sociaux... est-ce que toi aussi, tu as déjà ressenti un ras-le-bol comparable au Pharmachien, et eu envie de tout lâcher?

JL: Complètement. C'est d'ailleurs ce qui a mené à l'abandon de ma chronique au journal Métro en 2017 (NDLR: elle a repris sa chronique en décembre dernier). Ce que j'étais capable d'identifier comme «ras-le-bol», à l'époque, c'étaient les trolls. Après coup, j'ai réalisé que c'était plus profond. J'étais en dépression, en épuisement professionnel, et j'avais besoin de recul. Le fait d'avoir une grille d'analyse qui m'amène à constater les injustices me rendait constamment frustrée, et le fait aussi de sentir que je n'étais pas nécessairement comprise. Souvent, on exagérait mes positions, on les caricaturait. Et ce livre-là est un peu une réponse à ce sentiment d'être incomprise.