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Dans le Grand Nord québécois, on ne choisit pas vraiment sa maison

Les logements vacants se font aussi rares que les arbres, au Nunavik.
Au Nunavik, plus de 90 % du parc immobilier est constitué de logements sociaux.
Catherine Girouard
Au Nunavik, plus de 90 % du parc immobilier est constitué de logements sociaux.

Bien que la façon d'obtenir un logement soit différente pour les Inuits et les allochtones, personne, ou presque, ne choisit son chez-soi nordique au Nunavik. Troisième virée nordique d'une série de quatre.

«Maunnga illumu itisivugu, first visit!», annonce Annette Carrier en poussant la porte du petit jumelé sans attendre qu'on l'invite à entrer. Ce qu'on pourrait traduire par «J'entre dans la maison, première visite!».

«On ne cogne pas aux maisons, dans le Nord, c'est toujours ouvert», souligne la jeune femme native de Kuujjuaq.

En tant qu'agente du programme Pivallianiq, un programme créé par l'Office municipal d'habitation Kativik (OMHK) qui vise à informer, sensibiliser et guider les Nunavimmiuts à l'importance de maintenir en bon état leur logement, Annette visite ainsi plusieurs familles par semaine, dans son village nordique.

Dallacy Cain nous accueille chez elle en souriant. La jeune mère de famille renoue ses cheveux pendant qu'Annette, Étienne Levesque, gestionnaire du programme à Kuujjuaq, et moi, enlevons nos bottes pleines de neige. Un petit garçon de deux ans court en couche d'un bout à l'autre de la cuisine en rigolant.

Dallacy Cain avec sa famille
Catherine Girouard
Dallacy Cain avec sa famille

Annette tire une fiche de son cartable. Assise au bord du matelas posé au sol en guise de fauteuil, l'agente passe en revue sa liste d'inspection avec Dallacy.

«Quelqu'un du sud qui viendrait au nord et visiterait 15 logements ne remarquerait probablement pas de grandes différences», affirme Étienne Levesque en balayant la pièce du regard.

Une cuisine à aire ouverte avec le salon, des armoires en mélamine, une table en bois contre un mur, une balançoire de bébé dans un coin, deux chambres à l'arrière du logement... Outre le matelas au salon, fréquent chez plusieurs Inuits, la maison de Dallacy ressemble à n'importe quelle maison qu'on pourrait trouver n'importe où au sud de la province. Et cela pour une raison bien simple : les maisons du Grand Nord québécois sont conçues au sud de la province. Ce qui est par ailleurs de plus en plus critiqué, l'aspect culturel de l'habitat et du vivre ensemble inuit étant ainsi évacué des constructions.

Catherine Girouard

«De plus en plus, on pose des questions aux Inuits pour mieux adapter leurs maisons à leurs besoins et réalités, mais c'est encore plus l'aspect technique que social qu'on adapte à leur nordicité», m'explique plus tard au téléphone Andréanne Brière. Cette titulaire d'une maîtrise en anthropologie s'est penchée sur la question de l'habitation chez les Inuits du Nunavik et du Nunavut.

À la demande des Inuits, des porches ont par exemple été ajoutés, il y a quelques années, dans les plans de construction des maisons, explique Mme Brière. Comme dans la maison de Dallacy, on pénètre alors dans presque toutes les maisons nordiques par un porche froid qui donne sur un porche chaud. En plus d'empêcher le froid d'entrer dans la maison, c'est un endroit où on entrepose le matériel et les vêtements d'extérieur.

«Mais encore aujourd'hui, les Inuits trouvent que les porches sont souvent trop petits, fait valoir l'anthropologue. Comme les familles sont souvent nombreuses, les porches sont souvent vite surchargés, comme tout le reste de la maison, alors qu'on prône la construction de maison de deux chambres quand les familles ont souvent trois ou quatre enfants.»

Le logement social, la norme

Et ne déménage pas qui le veut, quand et où bon lui semble, au Nunavik. S'ils ne pensent pas leurs maisons, les Nunavimmiuts ne les choisissent pas non plus. Le nouveau toit de Dallacy lui a été assigné.

Car au Nunavik, plus de 90 % du parc immobilier est constitué de logements sociaux.

«Chaque famille inuite qui veut obtenir un logement social doit remplir un formulaire d'application, explique Étienne.Il y a un comité d'habitation dans toutes les communautés qui attribue les logements en fonction d'un système de pointage. Dans ce sens-là, c'est très transparent et assez démocratique comme système.»

Le logement de Dallacy est quant à lui flambant neuf. La jeune mère y a emménagé avec ses deux enfants et son conjoint deux mois avant notre visite. «It's confortable», dit-elle timidement en prenant son petit dans ses bras. C'est surtout plus grand que leur ancienne demeure, alors qu'ils partageaient la maison de son beau-père avec d'autres membres de la famille. Maintenant, ils ont leur 4 ½ juste pour eux.

Un gros luxe, alors que la surpopulation des logements est un gros problème des communautés nordiques.

On estime en effet qu'il manque encore au moins 800 logements au total au Nunavik pour répondre aux besoins des 13 000 habitants. Selon un rapport du comité sénatorial publié en 2017, il n'est pas rare que jusqu'à 15 personnes cohabitent dans de petits appartements de trois chambres.

Il serait totalement faux, voire insultant, de penser que les Inuits ne prennent pas soin de leurs logements.Étienne Lévesque, gestionnaire du programme Pivallianiq

Et qui dit surpopulation, dit détérioration plus rapide des bâtiments.

«Il serait totalement faux, voire insultant, de penser que les Inuits ne prennent pas soin de leurs logements», fait valoir Étienne. La grande majorité des familles visitées par les agents du programme Pivallianiq entretiennent très bien leur chez-eux, assure-t-il.

Malgré cela, de nombreux rapports dénotent un grand nombre de logements en mauvais états dans le Grand Nord québécois. Alors que plusieurs maisons ont été construites au fil du temps par les gouvernements fédéraux et provinciaux sans être adaptées au climat et à la réalité nordique, le manque de logements aggrave la situation.

«Quand on fait une réunion de famille, la maison devient un peu bordélique assez rapidement; chez plusieurs Inuits, c'est tous les jours comme une réunion de famille, alors que cohabitent la grand-mère, les enfants de deux familles nucléaires, des oncles et tantes, illustre Andréanne Brière. C'est normal dans ce contexte que l'usure des lieux soit accélérée!»

Toujours selon le même rapport sénatorial – et plusieurs autres études - cette surpopulation contribue aussi à augmenter la violence conjugale, les agressions et les problèmes de santé, dont les cas de tuberculose, alors que le taux est 250 fois plus élevé chez les Inuits que chez les allochtones.

«It's my home, but it's not my home»

On rechausse nos bottes en remerciant Dallacy. Son petit bonhomme nous dit au revoir, le nez collé à la fenêtre du salon. La neige qui recouvre les rues craque sous les pneus, alors que le thermomètre frôle les 40 degrés sous zéro.

Étienne Lévesque et Annette Carrier
Catherine Girouard
Étienne Lévesque et Annette Carrier

«Toute cette rue-là fait partie des habitations qui ont été construites l'été dernier», dit Étienne en pointant la douzaine de maisons devant nous. Depuis trois ans, c'est une soixantaine de nouvelles maisons qui se sont ajoutées dans le village, estime-t-il. «Ça construit beaucoup et vite en ce moment, au Nunavik.»

Tellement que certains nouveaux quartiers de Kuujjuaq n'ont pas encore de nom. On les désigne alors comme le New Town, et le New New Town.

Catherine Girouard

Des maisons colorées de bleu, de vert, de jaune ou de rouge, similaires à celles qu'on trouve dans les 13 autres villages du territoire, bordent les rues. Aucune clôture, aucun arbuste ne les sépare les unes des autres. Comme si elles faisaient toutes partie du même grand terrain. Comme si elles appartenaient un peu à tout le monde et à personne à la fois.

Ce qui est un peu le cas, finalement.

Même les quelques rares propriétaires de maisons – 16 familles à Kuujjuaq, selon le maire – ne détiennent pas le bout de terre sur lequel elles sont construites.

Une réalité qui influencerait par ailleurs le concept du «chez-soi» des Inuits, démontrent certaines études comme celle d'Andréanne Brière. «It's my home, but it's not my home», diront plusieurs Inuits rencontrés.

«Durant mon séjour au Nunavik, j'avais fait une maquette et je donnais le choix aux gens de construire leur maison, mais plusieurs étaient incapables, se souvient l'anthropologue. Une femme m'avait dit qu'elle n'avait jamais pensé qu'on pouvait imaginer soi-même sa maison.»

Qui prend cabine prend racine

Après avoir déposé Annette chez elle, Étienne continue ma visite guidée du village en empruntant la «road for nowhere». Une route qui s'éloigne sur le territoire, tout simplement, jusqu'à ce qu'elle se termine aussi simplement qu'elle a commencé, au bout de quelques kilomètres.

La «Road to nowhere»
Catherine Girouard
La «Road to nowhere»
La rivière gelée d'un côté, l'horizon vallonné et dénudé d'arbres de l'autre. On ne croise personne sur la route, mais une quinzaine de chiens de traîneaux. Et ici et là, de petites cabanes de bois.
Catherine Girouard
La rivière gelée d'un côté, l'horizon vallonné et dénudé d'arbres de l'autre. On ne croise personne sur la route, mais une quinzaine de chiens de traîneaux. Et ici et là, de petites cabanes de bois.

Les Inuits ne conçoivent peut-être pas leur maison, mais ils prennent plaisir à imaginer et à construire des cabines en dehors du village avec les matériaux à leur portée.

«Ce n'est pas comme les chalets qu'on a au sud, c'est beaucoup plus rudimentaire, et par choix, pas nécessairement par obligation», dit Étienne.

Le territoire appartenant à tous les Inuits, ceux-ci installent leur cabine où bon leur semble, à travers leur vaste terrain de jeu.
Catherine Girouard
Le territoire appartenant à tous les Inuits, ceux-ci installent leur cabine où bon leur semble, à travers leur vaste terrain de jeu.

«Autant les Inuits ne s'approprient pas toujours leur maison au village, autant ils parlent de leur cabine ou de celle qu'ils veulent construire comme leur chez-soi, remarque Andréanne Brière. Il y a un grand sentiment d'appartenance qui se développe envers ces cabines, qu'on retrouve partout à travers le territoire nordique du pays.»

Leur nombre aurait même explosé, au cours des dernières années, affirme Mme Brière. «Ça démontre que malgré la sédentarisation et l'appropriation relative des maisons modernes, le nomadisme demeure un schème dominant dans le Nord canadien», avance-t-elle.

Et dans ces cabines, la culture inuite semble survivre tout naturellement. «La manière dont on habite et aménage les cabines est très proche de la manière dont on habitait les igloos», affirme l'anthropologue. Dans la façon de disposer les lits, au fond des cabines et la tête tournée vers le centre, et non vers le mur. Dans l'utilisation du porche, pour entreposer la nourriture et le matériel. Et avec le poêle de tôle, installé près de l'entrée.

Vivre «en haut» quand on vient «d'en bas»

Il est 15h30 et le soleil est déjà bien bas à l'horizon. Même si le chauffage fonctionne au maximum dans le 4x4, les pieds finissent par geler à travers les bottes. De retour au village, mon guide m'invite à partager un thé bien chaud.

«Ce qui est bien dans les logements, au Nord, c'est qu'on a souvent une vue imprenable sur une abondance d'horizon», dit Étienne en accrochant nos manteaux dans l'entrée, pointant la grande fenêtre du salon de son 4 1/2. Son chez-lui nordique depuis trois ans, alors qu'il est parti de Montréal pour travailler à Kuujjuaq.

Du deuxième étage de son quadruplex, on voit la rivière Koksoak, bien gelée en cette période de l'année.

Catherine Girouard

Mais cette vue, Étienne ne l'a pas choisie, lui non plus. «On m'a assigné mon logement quand je suis arrivé, comme c'est presque toujours le cas pour les quallunaats (non inuit)», explique le trentenaire en mettant l'eau à bouillir dans sa cuisine laboratoire.

«La porte d'entrée pour les quallunaats, dans le Nord, c'est le travail», continue mon hôte. Les logements vacants et à louer sont pratiquement inexistants, au Nunavik. Et quand ça arrive, le loyer avoisine les 3000$ ou 4000$ par mois, selon Étienne. «Il n'y a donc pas grand-monde qui se risque à venir ici sans avoir déjà un emploi et un toit, d'autant plus que le billet d'avion coûte extrêmement cher», dit-il. En règle très générale, donc, les employeurs ont leur parc immobilier et fournissent le logement, tout meublé, à leurs employés venus «d'en bas», comme on le dit en haut.

Étienne Lévesque, gestionnaire du programme Pivallianiq à Kuujjuaq
Catherine Girouard
Étienne Lévesque, gestionnaire du programme Pivallianiq à Kuujjuaq

Étienne me tend une tasse de thé fumante. Outre le décor plus que nordique de l'autre côté de la fenêtre ainsi que les petites lumières au mur du corridor pour indiquer les niveaux d'eau dans les réservoirs – le sol étant gelé en permanence, il n'y a pas d'aqueduc à Kuujjuaq ; un camion fait le tour du village pour livrer l'eau potable et vider les eaux usées – on pourrait se croire dans un logement au cœur du Plateau Mont-Royal. «Les logements qui nous sont fournis sont très adéquats et bien entretenus», affirme Étienne.

Mais réussit-on à se sentir vraiment chez soi, dans un logement qu'on ne choisit pas, alors qu'on a l'habitude, «en bas» de le choisir, et souvent après plusieurs heures de recherche et quelques visites? «La symbolique du logement comme point d'attache n'a pas la même valeur dans le nord, selon moi, répond le trentenaire en déposant les tasses vides dans l'évier. En général, les Blancs restent entre deux et quatre ans et redescendent vers le sud. On est à la fois nomade et sédentaire, quand on vient ici.»

«Je me sens surtout chanceux d'avoir un logement en très bon état dans un endroit où il y a un manque criant d'habitations», conclut-il.

«La grande terre»

En rentrant à l'hôtel du village, je croise Johnny, un grand Inuit dans la vingtaine. On ne le voit presque pas, sous son grand habit de neige et ses lunettes de ski-doo. Une bouffée d'air frais qui sent la boucane le suit.

«On a fait un feu dans le foyer de tôle de notre cabine, raconte-t-il, enjoué. Il faisait tellement chaud là-dedans que j'ai dû enlever tout mon habit de neige!»

Johnny parle du bois qu'il a trouvé et amené à la cabine pour la chauffer. Du voyage en ski-doo pour s'y rendre. Du cadre de porte beaucoup trop petit qui l'oblige à se pencher pour passer.

«Le territoire, à l'extérieur du village, c'est le lieu par excellence pour les Inuits, fait valoir Andréanne Brière. C'est perçu comme le lieu où tu sors du stress des communautés. Le lieu où le savoir est partagé, où les gens sont occupés autant de l'esprit que du corps. C'est calme et paisible. On sent la différence tout de suite quand on part sur le territoire.»

«That's just amazing», dit Johnny en souriant et en frottant ses mains gelées.

Et pour toi, Johnny, c'est quoi, ton chez-toi?

«C'est le Nunavik», répond-il simplement.

Le Nunavik. Qui signifie «la grande terre», en inuktitut.

Un chez-soi de 443 685 km².

Pour en savoir plus, écoutez la série documentaire L'appel du Nord sur ICI Radio-Canada Première.

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