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La question à 1000$ : la «clause nonobstant», comment ça marche?

La clause de dérogation ne donne pas carte blanche pour ignorer la Charte des droits et libertés!
HuffPost Québec

À l'heure des réseaux sociaux et de l'information en continu, on n'a pas le temps de tout lire. Dans sa rubrique La question à 1000 $, le HuffPost Québec revient sur une question qui fait jaser et vous aide à la décortiquer dans moins de temps qu'il n'en faut pour boire une tasse de café!

Si les Québécois ont à peine levé les yeux quand Doug Ford a menacé d'invoquer la «clause dérogatoire» en Ontario cet été, ils ont tout intérêt à tendre l'oreille maintenant que le premier ministre élu François Legault évoque également la possibilité de dépoussiérer le fameux article 33 de la Charte canadienne des droits et liberté.

Aussi surnommée «clause nonobstant», la clause de dérogation (le nom privilégié par l'Office québécois de la langue française pour l'article de loi) est une disposition constitutionnelle permettant à un gouvernement provincial ou fédéral d'adopter une loi même si elle brime certains droits fondamentaux reconnus par la Charte des droits et liberté.

«Dans un sens, la clause de dérogation, c'est une soupape de sécurité», illustre le professeur Stéphane Beaulac, de la Faculté de droit de l'Université de Montréal. Elle permet de protéger le principe de souveraineté parlementaire, en redonnant à la majorité le droit d'aller à l'encontre de la décision d'un tribunal qui aurait statué qu'une loi était inconstitutionnelle.

Pas une carte blanche

«Dans l'imaginaire populaire - ou à voir la façon dont certains intervenants évoquent la clause de dérogation -, c'est comme si on peut scrapper l'ensemble des droits et libertés fondamentales garantis par la charte canadienne. Or il n'en est rien!» précise M. Beaulac.

Les circonstances dans lesquelles un gouvernement peut invoquer la clause de dérogation sont limitées.Stéphane Beaulac

Le libellé de l'article 33 précise effectivement que cette clause ne peut être appliquée qu'à «l'article 2 ou aux articles 7 à 15» de la Charte. Ces articles concernent néanmoins des dispositions sérieuses, incluant:

  • la liberté de conscience et de religion
  • la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication
  • la liberté de réunion pacifique
  • la liberté d'association
  • le droit à l'égalité (qui empêche les discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques)
  • le droit à la vie
  • le droit à la liberté
  • la présomption d'innocence
  • le droit à la sécurité de sa personne
  • le droit à un avocat en cas d'arrestation ou de détention

Les droits démocratiques (dont le droit de vote pour tous les citoyens canadiens et la limite de cinq ans par mandat pour les gouvernements fédéral et provinciaux) ne peuvent pas être bafoués en utilisant la clause de dérogation.

Il en va de même pour la liberté de circulation et d'établissement, qui garantit à tout citoyen canadien «le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir», ainsi que le droit de se déplacer et de travailler dans toute province canadienne.

Par ailleurs, comme le souligne le doyen de la Faculté de science politique et de droit de l'UQAM, Hugo Cyr, la clause de dérogation ne permet pas de déroger au partage des compétences. Le gouvernement québécois ne pourrait donc pas l'invoquer pour légiférer sur une compétence fédérale comme l'immigration, la sécurité nationale ou le recensement.

Les règles à respecter

Bien que des politiciens brandissent souvent le spectre de la clause de dérogation lorsqu'une loi est contestée devant les tribunaux, celle-ci ne peut pas être invoquée par un gouvernement pour défendre une loi déjà adoptée.

«Ce n'est pas fait à cache-cache, explique Stéphane Beaulac. Il faut que ce soit dit en toutes lettres que la mesure ou la loi est adoptée en dérogation de tel article de la Charte.»

Donc, si une loi est jugée inconstitutionnelle en cour parce qu'elle brime une liberté fondamentale ou un droit protégé par l'article 2 ou les articles 7 à 15, le gouvernement devra faire adopter une toute nouvelle loi qui mentionne expressément qu'elle est adoptée «nonobstant l'article X de la Charte canadienne des droits et libertés».

Par ailleurs, la clause de dérogation n'est valide que pour une période de cinq ans, soit la durée maximale d'un mandat politique au Canada. Cela veut donc dire que toute loi adoptée en vertu de l'article 33 devra être confirmée par chaque nouveau gouvernement pour conserver sa validité.

Le coût politique

Le gouvernement de René Lévesque a utilisé la clause dérogatoire comme outil de rébellion dans un contexte de tension avec Ottawa au début des années 80.
La Presse canadienne
Le gouvernement de René Lévesque a utilisé la clause dérogatoire comme outil de rébellion dans un contexte de tension avec Ottawa au début des années 80.

Depuis 1982, on peut compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où la clause de dérogation a été utilisée de façon légitime (voir l'encadré ci-dessous). Au Québec, elle a été utilisée dans la loi 178, qui empêchait l'affichage extérieur au Québec dans une autre langue que le français. La disposition dérogatoire n'a toutefois pas été renouvelée à son échéance, en 1993.

La rébellion de René Lévesque

Pour protester contre le rapatriement de la Constitution canadienne, qui s'est fait sans l'accord du Québec, le gouvernement péquiste de René Lévesque a systématiquement invoqué la clause de dérogation dans chacune des lois adoptées par l'Assemblée nationale de 1982 à 1985.

Si l'utilisation de la clause de dérogation est demeurée exceptionnelle, c'est parce qu'elle s'accompagne d'un «coût politique», concède Hugo Cyr.

C'est dire à la population: «je vous dis expressément que j'adopte une loi qui va violer vos droits».Hugo Cyr

Toutefois, certains y voient la possibilité de faire des gains sur le plan politique, en arguant que le législateur ne doit pas être soumis à la volonté d'un juge non élu. «Il y a un certain aspect populiste ou anti-establishment qui peut jouer, dans la mesure où la base qui est visée partage ce point de vue», juge-t-il.

«Du côté des nationalistes québécois, l'intérêt c'est d'essayer de dire "voyez, c'est un carcan qui nous a été imposé de l'extérieur et on va utiliser la clause nonobstant pour pouvoir s'en affranchir"», illustre-t-il.

La «bombe nucléaire»

«L'usage de la clause nonobstant, c'est comme un tabou. Tant qu'on ne l'utilise pas et qu'on ne brise pas le tabou, il peut être fort. Si on commence à l'utiliser - une fois, deux fois, trois fois -, le tabou est brisé et il peut s'inscrire dans la normalité. C'est ça le risque», avertit M. Cyr.

L'usage de la clause de dérogation est donc une pente glissante, admet M. Cyr, qui la compare à l'«arme nucléaire».

«La clause nonobstant, c'est comme la bombe nucléaire. C'est utile tant qu'on ne l'utilise pas. Si on commence à l'utiliser et qu'on la banalise, le système est complètement déséquilibré», illustre-t-il.

Le texte se poursuit après la vidéo.

Hugo Cyr sert également une mise en garde au nouveau gouvernement de François Legault:

«La Charte a fait un excellent travail pour assurer les droits fondamentaux des gens - notamment des minorités - et ça nous permet d'assurer un bon vivre-ensemble. Il faut faire attention avant de jeter le bébé avec l'eau du bain.»

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