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Les failles béantes du grand projet européen de Steve Bannon

L'ancien conseiller de Donald Trump est convaincu de pouvoir dominer les élections européennes.

Steve Bannon a beau fantasmer publiquement sur la création d'un "super-groupe" d'extrême droite au Parlement européen, il semble déjà mal parti pour en réussir la première étape: s'imposer comme un acteur clé sur la scène populiste, parmi des partis eux aussi décidés à rafler la mise aux élections de mai prochain.

Le mois dernier, à travers son projet de fondation à Bruxelles, l'ex-stratège de Donald Trump s'engageait à leur offrir un soutien actif: ciblage électoral, proposition de projets de loi, sondages, conseil dans la rédaction de messages politiques et, dans certains cas, assistance directe dans le déroulement de la campagne. Son objectif: créer l'unité avant même le vote, facilitant la formation d'un groupe. Celui-ci jouirait alors d'une influence accrue sur le puissant corps exécutif de l'Union européenne, ainsi que d'importantes subventions. Une aspiration paradoxale pour des mouvements basés sur le rejet de cette institution.

L'ancien homme fort de la Maison blanche n'a qu'un seul problème: le type de stratégie qui l'a rendu célèbre n'a simplement rien à voir avec l'approche que favorisent presque tous ses potentiels alliés.

Tableau de chasse

Après s'être publiquement attribué le mérite de la victoire de Donald Trump, il compte aujourd'hui ajouter un fleuron à son tableau de chasse à travers cette nouvelle entreprise qu'il a annoncée dans une interview plus que théâtrale au Daily Beast, au milieu d'un véritable marathon médiatique. Mais si l'extrême droite européenne partage sa volonté d'endiguer l'immigration et de défendre l'État-nation face aux organes internationaux tels que l'UE, elle rejette presque unanimement son autre idée centrale: la "déconstruction de l'État administratif".

Si la formule semble obscure, le concept est plutôt simple: réduire drastiquement les interventions du gouvernement dans la vie du citoyen, laissant le pouvoir entre les mains du secteur privé. En théorie, il s'agit là des entrepreneurs, bien que dans la pratique, ce soient plutôt les groupes multinationaux qui en récoltent les bénéfices. L'administration Trump applique cette théorie en assouplissant considérablement les régulations dans des secteurs tels que la santé et l'écologie. Les quelques fonctions étatiques qu'elle juge bon de renforcer ont trait à l'usage de la force: défense, police et mise en place d'une stratégie commerciale agressive. Le président lui-même marie cette idéologie à sa volonté de lutter contre l'immigration, se faisant le chantre de "l'exceptionnalisme américain", auquel il promet priorité nationale et développement exonéré de toute contrainte.

Les populistes européens défendent une ligne bien différente. Jouant sur la peur de l'étranger et du déclassement, ils s'imposent en promettant un gouvernement plus protecteur: pas question pour eux de suggérer un désengagement de l'État, laissant leur population vulnérable face à la mondialisation.

«Bannon me rappelle ces acteurs américains qui, voyant leur carrière au pays derrière eux, partent en Europe pour tourner dans des publicités.»- Duncan McDonnell, professeur à la Griffith University (Australie)

Le nouveau gouvernement italien - considéré par Steve Bannon comme le symbole le plus emblématique de la montée de ses idées, du fait de sa capacité à réunir les populistes de droite et de gauche d'une nation européenne de premier plan - s'est construit sur la promesse d'augmenter la dépense publique. Les nationalistes polonais, au pouvoir depuis déjà des années, se sont rendus célèbres par la création d'une nouvelle allocation familiale mensuelle. Quant aux grandes figures de l'extrême droite suédoise, française et néerlandaise, elles répètent souvent pouvoir proposer de meilleures aides sociales que les partis en place.

Constatant sa perte d'influence outre-Atlantique, les populistes européens soucieux de séduire leur électorat ne sont guère enclins à suivre Steve Bannon dans un changement de cap complet. "[Il] me rappelle un peu ces acteurs américains qui, voyant leur carrière au pays derrière eux, partent en Europe pour tourner dans des publicités", remarque Duncan McDonnell, professeur australien enseignant à la Griffith University, interrogé par le HuffPost américain.

"Leur seul facteur d'unité, c'est la haine"

Par ailleurs, l'idéologue conservateur exhorte sa famille politique à se rassembler en une vaste structure au sein du Parlement européen. Volonté qui représente justement un point de divergence majeur, chacun réagissant en fonction de son opinion publique.

Citons par exemple les Démocrates de Suède (SD), l'un des succès les plus éclatants parmi ces formations autrefois marginalisées: il a aussi été parmi les premiers à exprimer ses doutes sur une telle proposition. Après les élections européennes de 2014, le mouvement avait renoncé à une coalition avec la Française Marine Le Pen (justement très appréciée de Steve Bannon), qui, selon son équivalent danois, lui aurait valu une image trop controversée. S'efforçant aujourd'hui de s'attirer les faveurs d'électeurs modérés encore marqués par son passé néonazi, il a rejoint pour cela un autre groupe parlementaire, considéré comme encore plus centriste que le précédent.

"Tout cela est une question de légitimité", estime Ann-Cathrine Jungar, professeur à l'université de Södertörn, à Stockholm. De tels enjeux d'image ont freiné de longue date les velléités d'unité de formations idéologiquement très proches. À ce jour, les efforts les plus efficaces ont débouché sur la création de deux groupes distincts. Le plus important est mené par Nigel Farage, ancien leader du parti britannique UKIP et plus proche partenaire européen de Steve Bannon. Mais il subira fatalement un net recul dans la prochaine législature, privé par le Brexit d'une partie de ses effectifs.

"Depuis longtemps, nous voyons les groupes d'extrême droite se faire et se défaire. Ils ne durent jamais longtemps... Leur seul facteur d'unité, c'est la haine. Avec ça, on ne peut aller bien loin", commente Udo Bullman - eurodéputé allemand depuis 1999 et président du deuxième groupe de l'assemblée législative, l'Alliance progressiste des socialistes et démocrates - dans un email adressé au HuffPost américain.

«Depuis longtemps, nous voyons les groupes d'extrême droite se faire et se défaire. Ils ne durent jamais longtemps... Leur seul facteur d'unité, c'est la haine. Avec ça, on ne peut aller bien loin.»Udo Bullman, eurodéputé allemand

Entre la question idéologique du rôle de l'État et ses divergences avec les stratégies historiques des différents partis populistes, les experts et hommes politiques du Vieux Continent doutent que Steve Bannon puisse exercer une influence majeure sur la prochaine échéance électorale. "Ces formations sont présentes et bien établies depuis des décennies. Elles n'ont nul besoin qu'un conseiller déchu de Donald Trump ne vienne à Bruxelles leur apporter ses conseils et son minuscule budget", fait valoir Duncan McDonnell.

Pour Udo Bullman, il n'est même pas certain que l'idéologue d'extrême droite réalise pleinement ce en quoi il s'engage: "Aux États-Unis, ses collaborateurs et lui jouissaient à la fois de règles peu contraignantes en matière de respect de la vie privée, du soutien actif d'un magnat des médias à travers sa chaîne Fox News et d'un système ne mettant aucun frein aux dépenses de campagne. L'Europe impose des règles du jeu très différentes."

Ce qui ne signifie en rien que l'extrême droite ne réussira pas une poussée au sein du Parlement. Conscients d'avoir laissé échapper d'importantes opportunités - notamment la capacité de disposer de rapporteurs, dotés d'une influence particulière sur les textes discutés -, ces partis s'accordent majoritairement dans leur désir de contrer toute future tentative de renforcement de l'UE, explique Ann-Cathrine Jungar.

Pour autant, l'idée d'une inéluctable conquête avancée par Steve Bannon - un homme qui n'hésite pas à jouer de son image d'ange noir de la politique à l'influence irrésistible - demeure assez peu crédible.

"On parle de structures qui ont mis des décennies à s'établir. Bannon, lui, n'a que neuf mois devant lui", souligne Udo Bullman. "Sans doute, il fera en sorte de s'acheter un certain espace médiatique, mais notre continent ne fonctionne pas à l'argent. Il est guidé par les passions, les idées novatrices et la solidarité."

Avec la collaboration de Nick Robins-Early.

Cet article initialement publié sur le HuffPost États-Unis a été traduit de l'anglais.

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