Dans son canapé marron, Anatolii souffle impatiemment par le nez et trifouille dans ses sushis avec ses baguettes.
Sur l'écran plat de la télévision, Robbie Williams, en costume rouge, chante Let Me Entertain You lors de la cérémonie d'ouverture de la Coupe du monde 2018.
Le jeune supporter de 27 ans est impatient de voir jouer son équipe.
"On s'en fout, de cette cérémonie! Commencez à jouer!" hurle-t-il à l'écran, dans son salon tapissé d'un papier peint orange à fleurs.
Tandis que le président russe, Vladimir Poutine, parle dans son discours de la grande famille du football et de la puissance du sport, Julia, la fiancée d'Anatolii, intervient: "Il lit son texte, ça ne vient pas du cœur."
Enfin, le ballon se met à rouler.
Meget est très loin du strass et des paillettes de la Coupe du monde
Pendant que le monde entier a les yeux rivés sur Moscou, nous suivons la cérémonie d'ouverture à 5 000 km de la capitale russe. Ce jeudi soir, nous sommes à Meget, en Sibérie.
Anatolii et Julia habitent au second et dernier étage d'un petit immeuble en briques nues, dont les vérandas sont susceptibles de s'écrouler d'un moment à l'autre. Dans la cour intérieure, ça sent le bois de chauffage: un voisin a allumé un feu pour son sauna.
Meget n'est relié au spectacle scintillant de la Coupe du monde que par des antennes paraboliques. La télévision d'État retransmet la Coupe du monde de football jusque dans les salons des 8 000 habitants de la ville.
La Russie se met en scène en tant que nation industrialisée cossue et techniquement avancée, et ceux qui limiteront leurs déplacements aux villes où se joue la Coupe y verront en effet cette richesse.
Mais cela ne montre qu'une petite fraction de la réalité. À Meget, la richesse de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de Kaliningrad semble à des années-lumière.
Bienvenue à Meget, où on ne trouve nulle trace des lumières des grandes villes russes.
Julia et Anatolii font partie des 142 millions de Russes qui vivent une toute autre vie que ce que le Kremlin veut présenter au monde à travers cette compétition sportive.
Nous sommes entrés en contact via une connaissance commune, et nous nous sommes rendus en Sibérie pour savoir comment un couple standard regarde la Coupe du monde. Est-ce aussi leur tournoi? Que pensent-ils du gouvernement, qui a apporté la compétition à la Russie?
Un vol de six heures vers l'est
Vingt-quatre heures auparavant: tous les sièges devant la porte d'embarquement n°55 de l'aéroport de Domodedovo, au sud de Moscou, sont occupés.
Il est difficile de ne pas s'apercevoir que la Russie accueille la Coupe du monde. Partout, des drapeaux aux couleurs des pays participants, avec la mascotte de la compétition, le loup Zabivaka.
Nous attendons d'embarquer, entourés de Russes, de Chinois, de Mongols et de Japonais.
Alors que le monde entier s'envole pour Moscou, chacune des quelques 200 personnes ici présentes veut aller en Sibir, le nom de la Sibérie en russe. Le vol S7778, un Airbus A321 de la compagnie russe Sibirian Airlines, va nous y conduire.
Alors que notre avion s'élève dans le ciel vespéral, Moscou, ses lumières et ses paillettes défilent derrière le hublot en plexiglas. Notre vol vers l'orient va durer six heures, au-dessus d'immenses plaines quasiment désertes.
La Russie, gigantesque et vide, s'étend au-dessous de nous. À l'horizon, une bande orangée nous rappelle que nous volons à la rencontre du soleil levant. Quand nous nous posons à Irkoutsk, nous avons survolé cinq fuseaux horaires et il est 8h50 du matin.
Dobroe utro. "Bonne matinée", nous dit l'hôtesse de l'air dans les haut-parleurs.
L'ambiance de la Coupe du monde s'est déjà envolée à Irkoutsk
Irkoutsk a été fondée il y a 350 ans. Cet ancien fortin des Cosaques est devenu la capitale régionale, avec 560 000 habitants. Elle est mondialement connue pour être très proche du gigantesque lac Baïkal.
Mais ici, on ne voit déjà plus rien de la Coupe du monde.
Pas une trace de fans, de drapeaux ou d'activités pour les touristes. Les panneaux publicitaires géants placés au bord des routes ne font même pas mention de l'évènement sportif.
Nous longeons des affiches avec des visages d'enfants en attente d'une nouvelle famille. On y lit par exemple: "Je cherche un nouveau chez moi. Sergei, 14 ans." Quelque 4% des petits Sibériens sont orphelins, un taux anormalement élevé pour une nation industrialisée.
Sur la route de Meget.
Ces affiches, les rues défoncées et les nombreux immeubles délabrés ne sont que quelques-uns des symptômes des problèmes sociaux et économiques de la région, qui s'incarnent quelques heures plus tard quand nous rencontrons Julia et Anatolii.
Quand nous atteignons Meget, tard dans l'après-midi, Anatolii nous attend sur le parking d'un supermarché. Il porte un short et une chemisette à carreaux rouge et blanche. À cette époque de l'année, il fait aussi chaud en Sibérie que sur la Riviera espagnole.
Nous faisons la connaissance d'un jeune homme poli et ouvert, impatient de nous présenter sa ville natale.
Anatolii nous parle des temps sauvages
Anatolii nous conduit jusqu'à l'école qu'il fréquentait encore dix ans auparavant. Comme nous lui demandons quels souvenirs il garde de cette époque, les premiers mots qui lui viennent aux lèvres sont: "Les bagarres." Dès qu'un garçon disait un mot de travers, "c'était parti", et tout le monde se tapait dessus, à l'écart des profs.
C'était des temps sauvages, au cours desquels Anatolii, plutôt que d'apprendre, préférait jouer au foot avec ses copains. Ici, à moins de dix minutes de marche de l'école.
Il nous montre un terrain où les poteaux des buts sont couverts de rouille. Dans l'air étouffant, des moustiques jaunes et gras bourdonnent: "Ils ne piquent que si on ne bouge pas."
Anatolii sur le terrain de foot de sa jeunesse.
Il aurait pu connaître le même sort que d'innombrables enfants de Sibérie.
Le chômage, les addictions, les difficultés matérielles et des parents marginaux expliquent la hausse dramatique du taux de délinquance juvénile en Sibérie, comme s'en alarme la fondation Caritas dans un rapport récent.
Quand il était petit, Anatolii rêvait d'une carrière de footballeur, raconte-t-il. Qui sait, peut-être aurait-il lui aussi fait partie des onze joueurs qui ont ouvert aujourd'hui la Coupe du monde à Moscou.
"Mais j'ai compris plus tard que c'était trop loin de ce que j'étais. Pour moi, il y avait d'autres valeurs, plus concrètes, qui ont pris plus d'importance."
Un revenu mensuel de 700 €
Anatolii a étudié l'économie dans une ville voisine. Il a ensuite cumulé les emplois, dont ceux de directeur de supermarché et de conducteur de poids-lourd. Il travaille aujourd'hui comme vendeur pour la société russe de télécommunications Tele 2, et dit gagner assez d'argent pour joindre les deux bouts.
Il gagne en effet environ 50 000 roubles par mois, soit 700 €. C'est très légèrement au-dessus du revenu moyen des Russes.
Par l'un de ses boulots, il a rencontré Julia qui travaille aujourd'hui comme cuisinière. Elle se joint à notre petite promenade.
Sa jeune vie est intimement liée aux distances colossales qui caractérisent la Russie.
À l'âge de quatre ans, elle a déménagé avec ses parents de Vladivostok à Meget. Sa ville natale se trouve encore 4 000 kilomètres plus à l'est, et Julia n'est reliée que par Skype à la partie de sa famille qui est restée là-bas.
"Peut-être qu'un jour j'aimerais bien déménager quelque part où il fait plus chaud", nous dit-elle. Les terribles hivers sibériens, où le thermomètre descend jusqu'à -40°C, sont pour elle une torture.
L'été, les enfants jouent sur la route et les habitants se rencontrent pour jouer aux cartes. Mais en hiver, il n'y a pas que la nature qui gèle: la vie à Meget est, elle aussi, comme prise dans la glace.
Les habitants de Meget se rencontrent pour jouer aux cartes.
Et puis, ailleurs il y a de meilleures opportunités pour trouver un travail et voir le monde, dit-elle.
Il n'y a pas que le Mondial qui est loin d'ici: Poutine aussi
Anatolii, à l'inverse, rêve de se faire construire une maison sur place, peut-être d'ici cinq ans. Mais sur tout cela plane le spectre des retraites trop faibles et des taux d'intérêts trop élevés. Ni lui ni Julia ne souhaitent discuter d'à qui revient la faute. A la politique, peut-être même à Poutine? Ils balayent tous deux la question d'un revers de la main.
Et alors que l'Occident ne s'intéresse qu'à Poutine, le chef de l'État russe est ici, en Sibérie, presque aussi éloigné des gens que la Coupe du monde. En revanche, la situation économique incertaine du pays affecte aussi Anatolii et Julia.
L'identité de la personne qui siège au Kremlin ne semble avoir aucune incidence sur leur quotidien.
Leurs plans pour l'avenir sont un condensé des désirs que nourrissent les Russes aujourd'hui. De même, leur confiance dans l'avenir est courante. Normalno, comme on dit là-bas.
À vrai dire, Julia se moque bien du football
Mais il est l'heure de rentrer à la maison et de se planter devant la télé.
Derrière nous, le paysage forme un contraste saisissant avec le monde fabuleux des hôtels, des rues et des stades tous neufs des villes de la Coupe du monde, dont aucune ne se trouve en Sibérie.
La Russie a investi plus de 12 Md€, selon le magazine économique RBK, un record dans l'histoire de la Coupe.
Julia a du mal à s'imaginer qu'un seul centime ait pu atterrir à Meget. Si c'est le cas, rien ne le montre.
"Regardez autour de vous" nous dit-elle.
Un immeuble d'habitation à Meget.
Si Anatolii témoigne quand même d'un intérêt au moins sportif envers les matchs, Julia se fiche complètement de la Coupe du monde. Elle voit certes la compétition comme une "excellente occasion" pour la partie du pays qui en profite mais le foot ne l'intéresse pas.
Nous sommes assis dans le salon du couple, dans un appartement d'environ 40 m2, avec le troisième occupant, un chat nommé Patrick.
C'est l'hospitalité russe qui nous attend.
Ça sent la nourriture, et la télé est déjà allumée. Sur une table en bois marron, il y a des sushis, des tranches de viande et de fromage et une tarte au poisson faite maison. Pour accompagner la soirée, il y a de la bière sans alcool, du thé et du café.
À la fin, la Russie gagne 5 à 0
À 22h58, heure locale, juste avant le coup de sifflet de début de match, nous faisons des paris. Julia table diplomatiquement sur un score de 1-1. Anatolii espère un 1 à 0 pour la Russie.
Ici, on reste prudent: les Russes ont perdu les derniers matchs amicaux. Mais l'Arabie Saoudite est l'adversaire le moins redoutable du groupe, alors pourquoi pas une victoire?
Anatolii et Julia devant la télé.
23 h, coup d'envoi.
Ça commence enfin. Anatolii tape dans ses mains – et se réjouit dès la douzième minute, au premier but.
Puis il ne se passe plus rien. Ça devient pénible. Il faut attendre 31 minutes de plus avant le deuxième but de la Russie.
"Je me suis gouré", dit Anatolii. Et comment!
À la 87e minute, alors que la Russie mène 3 à 0, les commentateurs tirent déjà le bilan de la rencontre.
"Un départ sur le bon pied, et un bon signe pour la suite", déclare l'un d'eux.
Et Anatolii?
Il reste toujours prudent.
"Soit l'Arabie Saoudite n'était pas si bonne que ça, soit nous étions simplement..."
Il n'a pas le temps de terminer qu'un Russe plante pour la quatrième fois le ballon au fond du filet adverse. Du coup, même Julia tire sa conclusion et dit: "Bien joué, les gars. Mais c'était quand même un peu barbant."
Au moment où Anatoli enchaîne (« Oui, nous sommes fiers de notre p... ») survient le 5 à 0.
"Génial!" exulte-t-il en bondissant du canapé.
Et c'est là que Poutine apparaît à l'écran. Il se renverse sur son siège dans les tribunes du stade de Moscou et lève les mains en l'air, comme sous le choc.
Ils vont devoir se lever tous les deux à 6h40.
Julia décrit en mots le geste, et Anatolii le reproduit.
Ils se sont ainsi tous les deux rapprochés de leur Président, malgré la distance qui les en sépare. Eux trois, et des millions d'autres Russes, se sont réjouis pour leur pays et peut-être, un court instant, oublié les soucis de leur quotidien.
C'est probablement pour des moments comme celui-là que le Kremlin a débloqué ses milliards.
Pendant que les journalistes interviewent les joueurs, Anatolii consulte son portable, sur lequel crépitent les messages de ses collègues.
L'un d'eux a écrit: "Je ne vais pas bien, je n'irai pas au boulot demain."
Il est maintenant une heure du matin, et Anatolii et Julia vont devoir se lever à 6h40 comme tous les jours de la semaine.
Il la déposera à son travail et continuera vers le sien. À 17 h, ce sera terminé, et ils referont le même trajet à l'envers. Puis ils se rendront à la datcha pour travailler deux heures dans le jardin et parler avec la grand-mère.
Ensuite, chacun prendra un peu de temps pour soi, sur le canapé. Anatolii se penchera sur la question du temps qu'il devra encore passer à travailler avant de pouvoir s'acheter une maison. Julia rêvera d'une vie dans un autre pays.
Et cela continuera bien après que tous les matchs de la Coupe du monde seront entrés dans l'Histoire.
Jürgen Klöckner, journaliste pour le HuffPost allemand, est notre correspondant en Russie pour la Coupe du monde de football et les histoires qui tournent autour du sport.
Photos: Ekaterina Bodyagina
Cet article, publié à l'origine sur le HuffPost allemand, a été traduit par Ute et A. Becker pour Fast For Word.