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Dépression chez les jeunes autochtones: la musique, leur moyen d'évasion

Dépression chez les jeunes autochtones: la musique, leur moyen d'évasion
Radio-Canada.ca

En fredonnant la dernière mélodie du duo électro Capital Kings, le jeune Matthew Monias circule calmement avec sa canne dans les couloirs de l’école secondaire Garden Hill First Nation High, qu’il fréquente depuis trois ans. Avec sa tête enfouie sous sa capuche rabattue et son visage dissimulé sous d’imposantes lunettes fumées, il est difficile de ne pas remarquer l’adolescent de 16 ans.

Un texte de Samuel Rancourt

Matthew me serre la main avec conviction, mais cette assurance a longtemps été troublée par ce qu’il décrit comme un sentiment de « deux solitudes » : il est né aveugle dans la réserve autochtone de Garden Hill, située à plus de 500 kilomètres au nord-est de Winnipeg, au Manitoba.

Au sein de sa communauté, celui que les résidents décrivent comme the blind kid – ou l’enfant aveugle – sort du lot. « À l’âge de huit ans, je marchais à l’extérieur avec ma mère, elle me décrivait un paysage qu’il m’était impossible d'apercevoir, se rappelle-t-il. J’ai réalisé que je ne verrais jamais la beauté de la nature. » Des épisodes de dépression ont ensuite obscurci une partie de son enfance.

« Je ne connaissais personne d’aveugle qui pouvait comprendre ce que je vivais. Je n'avais rien pour m'aider à surmonter cette épreuve. » - Matthew Monias, résident de Garden Hill

La gorge nouée, il me raconte que grandir dans une réserve en étant dépourvu du sens de la vue est un défi de taille. « Tenter d'être indépendant est quasi impossible. C'est à peine s'il y a du ciment ici. Au printemps, il y a tellement de boue que je ne peux pas me promener à l’extérieur et je dois rester à la maison. C'est plus difficile pour moi que pour les personnes aveugles qui vivent à Winnipeg, c'est certain. »

La musique adoucit les mœurs

« La musique me permet de me transporter ailleurs, dans un monde où je me sens en sécurité et où je vois à travers les sons. » - Matthew Monias, résident de Garden Hill

L’acoustique prend toute son importance dans la vie du jeune homme. La musique diffusée par la paire d’écouteurs pendue à ses oreilles telle une inséparable partie de sa personnalité accompagne ses journées.

Il y a trois ans, Matthew a reçu son premier ordinateur. Dès lors, son enthousiasme a grandi et après avoir développé une passion pour la technique sonore, il a transformé sa chambre en studio d’enregistrement miniature, où il mélange sa voix à des trames audio réalisées sur son clavier. « Que ce soit une mélodie triste ou joyeuse, je joue ce que je ressens. »

Cette exaltation pour la musique se manifeste sitôt que l'on franchit la porte de l’école secondaire de Garden Hill, où étudient près de 350 adolescents âgés de 12 à 19 ans.

Edward Beardy, 14 ans, s'empresse de me faire part de son amour pour la musique, qui lui donne la possibilité d'échapper aux drames familiaux, dont le diabète avancé de son père. « Lorsque j'écoute de la musique, je suis libre, loin de la misère. »

Une opinion partagée par sa camarade de classe Victory Barkman. « J'écoute des artistes qui vivent une situation similaire à la mienne, chuchote l'étudiante de 15 ans. Ils expriment les sentiments que je suis incapable de communiquer, car je n'ai pas confiance en moi. »

La musique encourage les jeunes à surmonter le manque de programmes et activités offerts dans la réserve, croit l’enseignante d’anglais de Garden Hill First Nation High, Deborah Tegg-Daniels.

« À moins qu’ils désirent jouer au hockey ou apprendre les traditions ancestrales et l’art de chasser, traquer et pêcher, les jeunes n’ont presque rien à faire ici. » - Deborah Tegg-Daniels, enseignante d'anglais, Garden Hill First Nation High

La réserve de Garden Hill est munie d’une piste de curling, d’une patinoire et d’une salle communautaire. « Ce n'est pas suffisant. Ce sont des enfants, ils veulent s’amuser et avoir les mêmes occasions que ceux qui vivent à Winnipeg et ses environs », ajoute la grand-mère de 14 petits-enfants, attristée par les conditions de vie des jeunes de Garden Hill.

Des maisons bondées

Pour Juliet Little, les résidences où s’entassent des familles nombreuses posent un grand problème. « Les adolescents se plaignent de ne pas avoir suffisamment de nourriture, car ils sont trop nombreux à se la partager », raconte la femme de 77 ans.

« Deux à trois familles vivent dans chaque maison. Les parents sont trop jeunes pour s’occuper des enfants et n’ont pas appris à chasser ou à pêcher, alors ils dépendent des boîtes de conserve vendues ici. » - Juliet Little, une aînée de la communauté

Selon le chef de la réserve, Dino Flett, le manque d'accès à l'eau potable et courante met les habitants de la réserve dans une situation dramatique.

« Près de 50 % de la communauté n’a pas d’eau potable, ce qui oblige certaines familles à remplir l’eau dans un baril et à l’apporter dans leur demeure. » - Dino Flett, chef de la réserve

« Je ne comprenais pas pourquoi tant d'enfants venaient à l'école avec les cheveux gras, sans avoir pris leur douche », raconte Deborah Tegg-Daniels, arrivée à Garden Hill il y a deux ans. « Les familles doivent se partager le peu d'eau qu'elles ont. Ces jeunes vivent dans des conditions des pays du tiers-monde, alors que nous sommes au Canada, un pays développé! »

« C'est difficile pour un adolescent que de se sentir en confiance et d’impressionner les gens alors qu'il ne s’est pas lavé depuis cinq jours. » - Deborah Tegg-Daniels, enseignante d'anglais, Garden Hill First Nation High

Un besoin criant de se sentir écouté

La femme de 52 ans ne compte pas ses peines et ses pas pour venir en aide à ses élèves qui, selon elle, manquent de soutien psychologique.

« Ma journée ne s'arrête pas à 15 h 30, jamais! Cela peut être épuisant, mais parfois tout ce dont ils ont besoin c’est d’un message texte qui leur dit bonne journée ou bonne nuit. » - Deborah Tegg-Daniels, enseignante

« Cela leur permet de savoir qu’ils sont importants. Ces enfants ont souvent entre sept à huit frères et sœurs et sentent que l’on ne s'occupe pas d'eux », explique l’enseignante. Pour cette raison, Deborah entretient des liens étroits avec 10 jeunes de la réserve qui ont des pensées suicidaires. « Je sais que si je reçois un SMS avec les mots “aide-moi”, j'arrête tout et je leur écris. Je peux passer des heures à leur parler », confie-t-elle.

« La dépression est parmi l’un des pires fléaux ici. C’est similaire à plusieurs Premières Nations. Mes amis ont des crises de panique et des pensées suicidaires. » - Matthew Monias

Pour atténuer l’abattement chez les jeunes, Matthew croit que des activités qui tiennent compte de leurs champs d’intérêt doivent être instaurées et vite à Garden Hill. « La musique, c’est ce qui nous permet de continuer. » L’école secondaire Garden Hill First Nation High offre un programme de danse, mais aucun cours de musique, faute de ressource.

Une vitrine sur la musique des jeunes de Garden Hill

L’instant d’une semaine, Matthew et sept autres adolescents de Garden Hill ont eu l’occasion de prendre part au processus d'écriture d'une chanson, d'y prêter leur voix et de participer à l'enregistrement d'un vidéoclip. Il s’agit d’une initiative de N'we Jinan, un organisme à but non but lucratif qui réalise des chansons avec les jeunes des Premières Nations du Canada ainsi que des communautés autochtones des États-Unis.

Le producteur de N'we Jinan, David Hodges, a créé l’organisme en 2014 afin d’initier les jeunes autochtones aux rudiments de la production musicale. Rap, hip-hop et langues autochtones : les chansons hétéroclites visent à permettre aux participants d’exprimer les enjeux qui les touchent.

« Les jeunes peuvent être frustrés de la situation dans leur communauté, explique David. Par son intensité, la musique hip-hop leur permet de manifester leur sentiment. »

Afin de créer ces chansons, le producteur de N’we Jinan ainsi que le caméraman Andrei Savu apportent un studio d’enregistrement mobile dans les écoles et les centres jeunesse des réserves. Les deux Montréalais y font souvent des découvertes surprenantes, telle la rencontre avec Matthew. « Quand j’ai entendu sa voix, j’ai eu des frissons, raconte David, stupéfait. Je lui ai dit : “Matthew, tu es le premier artiste hip-hop autochtone et aveugle, c’est complètement fou!” »

« La jeunesse autochtone est capable, mais seulement si nous lui donnons des occasions de développer son potentiel. » - David Hodges, producteur de N'we Jinan

Depuis sa création, N’we Jinan a travaillé avec plus de 300 jeunes de 21 Premières Nations du Canada ainsi que des communautés autochtones des États-Unis. En tout, ces collaborations ont engendré 60 chansons originales et 17 clips musicaux.

« Il devrait y avoir plus de projets comme N’we Jinan pour soutenir les enfants autochtones. Surtout ici, parce que même les jeunes qui ont du talent ont peur de se mettre de l’avant, par manque de confiance en eux. » - Matthew Monias

La musique et le vidéoclip réalisés par les jeunes de Garden Hill avec N’we Jinan sont offerts sur iTunes ainsi que sur YouTube. Matthew rêve que ce projet ait un impact dans la vie des jeunes Autochtones qui, comme lui, se sentent parfois abandonnés et incompris.

« Peu importe ta confiance, tes peurs, la dépression qui t’afflige, regarde tes pairs et tu verras que tu n’es pas seul », conclut le jeune Autochtone désireux d’un avenir meilleur.

"HELP YOU SEE" de N'we Jinan Artists, sur YouTube, chanson écrite, enregistrée et filmée avec des étudiants de Garden Hill, au Manitoba.

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