Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Après l'attentat, « il est temps de faire un examen de conscience »

Après l'attentat, « il est temps de faire un examen de conscience »
Radio-Canada

Rachid Raffa marche d'un pas hésitant en direction de la boucherie halal Assalam. Il est encore bouleversé. Le propriétaire de la « boucherie de la paix », Azzedine Soufiane, était un bon ami. L'épicier de 57 ans, père de trois enfants, a été tué dans l'attentat de la grande mosquée de Québec.

Un texte de Janic Tremblay

« C’est un homme qui était aimé de tout le monde. Chaque fois que je venais, j’avais des prises de bec amicales avec lui, car il conversait beaucoup trop longuement avec chacun des clients quand il s’occupait de la caisse. Avec cet immense sourire en plus. Il ne s’énervait jamais. »

Des gerbes de fleurs, des lampions et des mots d’encouragement ont été déposés devant le commerce. Des dessins ont été collés dans la vitrine. Des gens viennent se recueillir quelques minutes, puis repartent. Des musulmans, mais aussi des catholiques qui font le signe de la croix avant de quitter les lieux.

« C’est ça, le vrai Québec », dit Rachid Raffa après s’être recueilli quelques secondes. « C’est celui de la compassion, de l’accueil, de la tolérance et de l’admission de la diversité. »

« Mais il y a aussi un autre Québec », poursuit-il sombrement. C’est celui d’une minorité. » - Rachid Raffa

Il y a quelques semaines, raconte-t-il, des dessins bien différents décoraient la devanture du commerce. D’immenses graffitis pornographiques que le défunt propriétaire s’était dépêché d'effacer.

C’est peut-être un hasard, les vandales auraient pu choisir n’importe quel endroit. Mais, compte tenu de la grande pudeur des musulmans, ce n’était probablement pas une coïncidence, croit M. Raffa.

Rachid Raffa a quitté l’Algérie pour le Québec il y a 42 ans. Il travaille comme analyste au ministère des Transports. Cet homme cultivé et attentif a été président du Centre culturel islamique de Québec.

Il observe avec effarement le climat qui a été instauré au Québec et dans la capitale depuis quelques années.

« Pour une partie de la population, nous ne sommes plus des hommes, des pères, des maris, des travailleurs, des malades, bref, des êtres humains. Non. Nous avons été réduits à notre religion. Nous sommes des musulmans. » - Rachid Raffa

« Cela s’est mis en place de façon sournoise au fil des événements internationaux et des crises identitaires. Ensuite, cela a été entretenu par certains médias dans le silence coupable des politiciens », ajoute-t-il.

Il cite en exemple l’établissement de la mosquée de la capitale.

« Les citoyens n’en voulaient absolument pas. Ils avaient peur des terroristes. C’était insultant. Il y a eu des moments très durs. Des graffitis. Du vandalisme. Des menaces. Des écrits racistes et islamophobes. Heureusement, après un travail d’explication et de conviction, tout est rentré dans l’ordre et des gens sont même venus s’excuser au nom des fautifs. »

Rachid Raffa dit que la méfiance à l’égard des immigrants se fait aussi sentir dans l’emploi.

Selon un portrait statistique de la population d’origine maghrébine au Québec préparé par le gouvernement en 2011, le taux de chômage de la communauté maghrébine oscille entre 16 et 18 % dans la grande région de Québec. Ce taux est deux fois plus élevé que dans la population générale, et ce, même si plus de la moitié des immigrants en provenance d’Afrique du Nord sont détenteurs de diplômes universitaires.

M. Raffa conseille d'ailleurs aux immigrants qui le consultent d’apprendre l’anglais et d’aller s’installer ailleurs au Canada où ils auront, selon lui, beaucoup moins de difficultés à trouver un travail en lien avec leurs qualifications.

Haine et islamophobie sur les ondes radio

Toutefois, l’intellectuel réserve ses commentaires les plus durs au contexte médiatique qui prévaut à Québec depuis plusieurs années. La force et l’influence des radios d’opinion et les déclarations dégradantes à l’égard de sa communauté l’ont souvent mis en colère.

C'est arrivé au point où Rachid Raffa a porté plainte contre l’une d’elles (CHOI 98,1 Radio X) devant le Conseil de presse du Québec pour dénoncer ces propos tenus par le psychiatre Pierre Mailloux en 2012 au sujet de la communauté musulmane :

« J’ai une hantise pour les Arabes et la culture arabique, maghrébine », a dit Pierre Mailloux en ondes. « Écoute, pour moi, ce sont des peuples profondément tarés. […] C’est pas chic, et ce que j’en sais un peu, c’est pas joli. C’est du cannibalisme familial, c’est du cannibalisme, pas au sens propre, mais ça se dévore littéralement. Ç'a aucun respect, ça sent pas bon, dans tellement de familles, leur culture est malsaine. D’ailleurs, c’est pour ça qu’ils fuient leur pays, qu’ils se ramassent ici, mais ils amènent leurs guenilles. Quand tu quittes tes guenilles, essaie de pas trop les traîner avec toi. Laisse-les en arrière et fais-toi des vêtements nouveaux quand t’arrives. »

La plainte a été retenue. Mais cela ne semble pas avoir eu un grand effet sur les radios locales, qui ne reconnaissent pas l’autorité du Conseil de presse du Québec.

Au cours des dernières années, des propos islamophobes et xénophobes, il y en a eu régulièrement sur les ondes publiques à Québec. Le site Sortons les radios poubelles s’est donné pour mission de les recenser. En voici des exemples :

  • « Je l’ai déjà dit et je vais le dire encore : on n’est pas fait pour vivre ensemble. C’est-tu assez clair? […] On n’a pas les mêmes valeurs, on n’a pas les mêmes buts, on voit pas les choses de la même manière, ça se peut-tu qu’on n’est pas fait pour aller ensemble? » – Jean-François Fillion, CHOI Radio X, le 19 septembre 2016, au sujet des musulmans
  • « Ils [les musulmans] ont en horreur les valeurs occidentales, la liberté, la démocratie, l’égalité homme-femme. Ils veulent détruire cette civilisation qui est la nôtre. » – Jacques Brassard, CHOI Radio X, le 19 septembre 2016
  • « Geste haineux, islamophobie… On se calme le pompon! […] C’est écrit où dans le Code criminel que j’ai pas le droit de donner une tête de cochon? C’est peut-être une joke niaiseuse […] En quoi c’est de la haine? » – Eric Duhaime, FM 93, le 20 juin 2016, au sujet de la tête de porc déposée en face de la mosquée de Sainte-Foy
  • « Les musulmans, c’pas tous des terroristes, là. Mais tous les terroristes sont des musulmans. » – Carl Monette, CHOI Radio X, 12 novembre 2014)

Des radios qui fabriquent des ennemis

Le phénomène des radios d’opinion sur la population de Québec a été étudié en 2015 par la professeure et ancienne journaliste Dominique Payette. Son rapport, intitulé L’information à Québec, un enjeu capital, a été plutôt mal reçu, notamment parce qu’il s’agissait d’une commande du Parti québécois et que Mme Payette avait été candidate pour la formation politique.

Dans le document, elle expliquait que la recette éprouvée de ces radios est la constitution d’ennemis : les syndicats, les organismes communautaires, les groupes de femmes, Radio-Canada, les homosexuels, les immigrants et la communauté musulmane.

« Ce n’est pas normal que les radios fabriquent des ennemis. En démocratie, on peut avoir des adversaires, des opposants, mais pas des ennemis. Ces radios utilisent le ressentiment sans jamais le nommer et l’emploient comme du carburant dans un moteur. » - Dominique Payette

Dominique Payette a été violemment prise à partie sur les ondes par les radios mises en cause dans son rapport. Des commentaires dégradants sur sa personne ont été diffusés. La professeure a reçu quantité de courriels haineux – certains, carrément menaçants – qui ont été transmis à la police. Pour elle, c’est un exemple très concret de l’impact de ces radios.

Aujourd’hui, Dominique Payette est loin de se réjouir de l’intérêt renouvelé pour son travail de recherche et prend d’immenses précautions quant au lien de cause à effet qui pourrait exister entre l’attentat à la grande mosquée de Québec et les propos tenus sur les radios d’opinion.

Néanmoins, elle plaide avec vigueur pour du changement. Elle souhaite que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes sévisse contre ces radios et qu’elles soient soumises à de véritables normes journalistiques. Elle pense aussi que les citoyens outrés devraient prendre la parole et se plaindre aux autorités compétentes.

Des politiciens qui divisent

Pour Hakim Sidhoum, il n’y a pas que les radios qui doivent faire un examen de conscience. Il y a aussi les politiciens. L’homme d’origine algérienne est arrivé au Québec il y a une vingtaine d’années. C’est une figure bien connue qui s’est impliqué activement dans sa ville au fil des ans.

Il a vu la méfiance s’installer à l’égard de la communauté arabo-musulmane à Québec. Selon lui, le maire n’a pas aidé à calmer le jeu. Au contraire.

« Lors de l’annonce de l’accueil des réfugiés syriens en 2015, Régis Labeaume s’était prononcé contre la venue de jeunes hommes célibataires. Pensait-il qu’il s’agissait de bombes humaines? Une menace pour la sécurité de Québec? »

M. Sidhoum a aussi été marqué par les remarques du maire qui racontait comment il avait réagi en croisant à Copenhague un couple musulman lors d’une chaude journée. La femme du couple était habillée de la tête aux pieds, tandis que l’homme portait un t-shirt, des shorts et des sandales. Il avait déclaré que sa femme avait dû le retenir afin qu’il n’aille pas arracher la tête de l’homme en question.

« On connaît notre maire. Mais c’est quand même énorme. Parler d’arrachage de tête, c’est de l’incitation à la violence. C’est indigne d’un politicien. » - Hakim Sidhoum

Puis, en décembre dernier, il y a eu le code de vie destiné aux immigrants : un rappel de règles de base liées à l’hygiène, comme la nécessité de se laver les dents ou de changer régulièrement de sous-vêtements et de chaussettes. Ou encore de pratiques sexuelles rigoureusement interdites, comme l’inceste. Ou l’illégalité des pots-de-vin aux policiers.

« Désolé, mais ça me choque. Surtout qu’en 2003 la Ville m’avait contacté pour faire une brochure à l’intention des immigrants et ce n’était pas du tout le même contenu. Cela s’intitulait Québec, mon choix de vie. Et voilà où on en est maintenant. Dix ans après Hérouxville, ce code est tout aussi insultant. »

Il souhaite maintenant que tous les Québécois, y compris les membres de sa communauté, prennent du recul.

« Je souhaite que ce qui s’est passé constitue l’acte fondateur d’un nouveau Québec. Il est temps ici, dans la ville, que nous fassions tous un examen de conscience et qu’on se dise les vraies choses pour avancer. »

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.