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Institut de l'oeil des Laurentides: des médecins millionnaires... à vos frais

Des médecins millionnaires... à vos frais

Ces médecins spécialistes du Québec ont profité d'un partenariat public-privé pour s'enrichir. En plus de piger dans les coffres du gouvernement, les quatre ophtalmologistes ont facturé aux patients des millions de dollars en frais accessoires, parfois pour des actes inutiles. Ils sont aujourd'hui millionnaires.

Un reportage de Michel Rochon d’Enquête

De 2010 à 2014, l’Institut de l’oeil des Laurentides (IOL), à Boisbriand, était une véritable usine de chirurgie de la cataracte. On y a réalisé près de 60 000 chirurgies, dont la moitié pour des cataractes, grâce à une entente de plus de 34 millions de dollars avec le gouvernement du Québec.

Ce partenariat, qui ne devait durer que deux ans au départ, a été conclu pour continuer à offrir des chirurgies dans la région durant la rénovation de l’hôpital de Saint-Jérôme.

Lors des deux premières années, les ophtalmologistes de l’Institut de l’oeil touchaient 1375 $ pour chaque chirurgie de la cataracte.

Ce montant provenait de trois sources :

850 $ de l’entente avec Québec

325 $ de la Régie de l’assurance maladie (RAMQ)

200 $ de frais accessoires facturés au patient

Durée de l’intervention : 10 à 15 minutes. À ce rythme, chaque chirurgien pouvait faire 40 opérations de la cataracte par jour… ce qui générait un revenu quotidien de 55 000 $.

Selon des documents obtenus par Enquête, l’Institut de l’oeil des Laurentides a réalisé un profit net - après impôt - de 4,9 millions de dollars... seulement pour l’année financière 2011.

Les patients pris en otages

Surprise. À la fin des rénovations du département d’ophtalmologie de l’hôpital de Saint-Jérôme, en 2012, les ophtalmologistes de l’IOL refusent de retourner à l’hôpital. Ils ne sont pas satisfaits des travaux de rénovation.

« Au départ, les ophtalmologistes de l’IOL ne voulaient pas une entente à court terme, mais voulaient une entente pour ne plus jamais pratiquer à l’hôpital de Saint-Jérôme », nous a expliqué François Therrien, qui a signé la première entente à titre de directeur du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) de Saint-Jérôme.

S’ensuit une difficile période de négociation de six mois pendant laquelle certains services gratuits, négociés dans la première entente, n’étaient plus offerts. Les patients traités à l’IOL devaient donc débourser de leur poche de nombreux frais.

Au total, plus de 2000 services médicaux ont dû être remboursés à des patients par le CSSS.

«C’était clair qu’ils faisaient de l’obstruction systématique. Il y a eu du chantage. Ils ont pris la population en otage parce qu’il y a eu un bris de service.» - François Therrien, ex-directeur du CSSS des Laurentides

Finalement, une autre entente est signée pour 2012-2014.

Cette fois, de nombreux ex-employés de l’IOL nous ont témoigné que c’est la pratique médicale elle-même qui est devenue de plus en plus douteuse.

Les ophtalmologistes refusent de commenter

Les médecins actionnaires de l’Institut de l’oeil des Laurentides et des dirigeants actuels du CISSS des Laurentides ont refusé de répondre à nos questions sur le contenu de ces ententes.

Pratiques médicales douteuses

Certaines gouttes ophtalmologiques payées par les patients n’étaient souvent que des larmes artificielles, sans effet médicinal et fournies gratuitement à l’IOL, nous a raconté un ex-employé.

«Les gens payaient des frais accessoires de 25 $ et voulaient se faire rembourser parce qu’ils n’avaient pas eu de gouttes pour leur examen. Pour les satisfaire, on leur mettait des larmes artificielles que les fournisseurs nous donnaient, sans aucune justification médicale.» - Ex-employé de l’IOL

En 2011 seulement, les chirurgiens avaient facturé pour 300 000 $ de gouttes.

Toujours selon le personnel de l’époque, un examen - une biométrie par ultrason pour mesurer la taille du globe oculaire avant l’opération - était facturé 125 $ aux patients même s’il n’avait pas lieu.

« À peine 10 % des personnes atteintes de cataracte ont besoin de cet examen. On rentrait les données dans l’appareil pour tout le monde, même ceux qui n’en avaient pas besoin, parce que ça permettait à l’ophtalmologiste de charger cette biométrie », nous a-t-on expliqué.

Même chose pour le marquage de l’oeil, une procédure réalisée avant l’implantation de lentilles intraoculaires pour les astigmates, les lentilles toriques.

« On pratiquait le marquage pour non seulement les lentilles toriques, mais pour les lentilles multifocales des patients qui n’étaient pas astigmates, ce qui était médicalement non requis. Mais il y avait des frais de 300 $ pour un marquage. »

Des réceptionnistes font le travail d’infirmières

Plusieurs membres du personnel qui travaillaient à l’époque nous ont dit que les réceptionnistes de l’IOL exécutaient les examens de pression de l’oeil et les tests d’acuité visuelle, souvent sur deux patients à la fois.

Également, les préposés aux bénéficiaires préparaient eux-mêmes les champs opératoires (le badigeonnage), mettaient les gouttes préopératoires, prenaient les pressions et le glucomètre pour le diabète.

« Ça coûtait moins cher. Pendant qu’une préposée faisait le travail, ils n’avaient pas à payer une infirmière ou une infirmière auxiliaire. C’était pour sauver des coûts, c’est certain.» - Une ex-employée

Les employés se sont fait dire par la direction de l’IOL que l’application de la loi 90 sur le Code des professions permettait aux employés de pratiquer ces actes.

Pourtant, le président de la Fédération professionnelle des préposés aux bénéficiaires du Québec, Michel Lemire, affirme que la loi ne permet pas cette délégation d’acte dans un centre de médecine spécialisé affilié (CMS-A) comme l’Institut de l’oeil.

« Non seulement la loi 90 ne permet pas cela dans un centre médical spécialisé, mais les préposés et les employés qui pratiquent ces gestes sont vulnérables aux poursuites si une erreur se produit », explique M. Lemire, ajoutant que les préposés doivent prendre des assurances professionnelles qui coûtent une fortune.

Les préposés interrogés affirment ne pas avoir eu de couverture d’assurance durant la pratique de ces actes.

Nous avons questionné l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec à ce sujet. En guise de réponse, il nous a envoyé un formulaire de signalement « relatif à l’exercice illégal ou l’usurpation de titre » pour qu’il puisse démarrer une enquête.

Le service public perturbé

L’arrivée de l'Institut de l’oeil a considérablement affecté l’offre de service dans les Laurentides, selon plusieurs médecins interrogés, mais désirant conserver l’anonymat.

Après les deux ententes, le système public de cette région a redémarré un service d’ophtalmologie aux hôpitaux de Saint-Jérôme et de Saint-Agathe. Selon les ophtalmologistes de la région, l’IOL a tenté de retenir sa clientèle.

Toujours selon nos sources, l’IOL aurait même fait de l’obstruction pour réduire l’offre de services à l’hôpital de Saint-Eustache.

Deux des trois ophtalmologistes affiliés à l’hôpital de Saint-Eustache travaillent à l’IOL. L’un d’eux en est même actionnaire.

Ils ont décidé de ne plus offrir de garde à Saint-Eustache et de ne pas développer de service public pour ce secteur des Laurentides.

Ce médecin à qui nous avons parlé constate également que lorsque des patients de l’IOL ont des complications le soir ou la nuit, ils doivent se faire traiter dans les urgences à l’extérieur des Laurentides, à Laval ou dans Lanaudière, occasionnant des surcharges de travail pour ces établissements.

« Il y a un manquement au niveau de l’éthique professionnelle. Il faudrait que le Collège des médecins s’en occupe, car ça devient un fardeau pour les médecins du service public qui n’ont pas accès aux dossiers du patient et ça affecte la qualité des soins », affirme la Dre Isabelle Leblanc, présidente du regroupement Médecins québécois pour le régime public.

Vers une nouvelle entente?

Les actionnaires de l’IOL ont engagé les services de deux lobbyistes pour tenter d’obtenir une troisième entente, qui élargirait ses activités aux territoires de Laval et de Lanaudière.

Une telle entente a failli être signée au printemps dernier, mais cela n’a pas eu lieu en raison de l’intervention de Pierre Karl Péladeau, député péquiste de la région à l’époque, et de sa collègue Diane Lamarre, porte-parole en matière de santé pour le Parti québécois.

Nous avons appris qu’une nouvelle version de cette entente, de cinq ans cette fois, est sur le bureau du ministre de la Santé, Gaétan Barrette.

La signature semble imminente, au grand dam des médecins du réseau de la santé des Laurentides, qui voient là une menace pour l’offre de service et la qualité des soins aux patients

Les frais accessoires

Les frais accessoires font l’objet d’une controverse juridique depuis la mise en oeuvre du système de santé publique au Canada à la fin des années 60.

En 1985, le Parlement fédéral a adopté la Loi canadienne sur la santé pour rendre illégale la pratique des frais accessoires par les médecins sous peine de bloquer une partie des transferts fédéraux en santé à la province fautive.

Au printemps 2016, l’actuelle ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, a menacé le Québec de passer à l’action. Sous la pression et les menaces juridiques de l’avocat Jean-Pierre Ménard, le ministre québécois de la Santé, Gaétan Barrette, a finalement passé un règlement interdisant les frais accessoires associés à un acte médical.

Il reste des exceptions : les frais administratifs (ouverture de dossier, copies de documents par exemple) et les frais de transport des échantillons de sang ou biologiques.

Ce règlement qui est entré en vigueur en janvier force les médecins à débourser l’achat de l’équipement médical à même leur supplément de rémunération en cabinet.

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