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L'aide médicale à mourir, une occasion de prouver l'utilité du Sénat

L'aide médicale à mourir, une occasion de prouver l'utilité du Sénat
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Fait hautement inhabituel, des équipes de télévision ont été autorisées à filmer une séance de travail du Sénat canadien cette semaine. Sous l’œil attentif du public, des sénateurs se sont relayés pour interroger la ministre fédérale de la Justice Jody Wilson-Raybould et la ministre de la Santé Jane Philpott relativement au projet de loi C-14 sur l’aide médicale à mourir.

Leurs questions ont bien exprimé les divergences d’opinion de la population à cet effet. Le débat qui s’est ensuivi a été fort animé, en ce sens qu’il a donné aux sénateurs l’occasion de relater leurs expériences personnelles et d’invoquer leur responsabilité institutionnelle plutôt que d’obéir à une ligne de parti.

Voilà une excellente opportunité de redorer le blason de la chambre haute, qui a eu son lot de problèmes ces derniers temps, y compris le scandale des comptes de dépenses frauduleux, des enquêtes de la GRC, des chefs d’accusation criminels déposés puis abandonnés, et des membres expulsés puis réhabilités.

La ministre fédérale de la Santé Jane Philpott prenant la parole au Sénat d’Ottawa, le 1er juin 2016. (Photo : Adrian Wyld/Presse canadienne)

Le sénateur Claude Carignan estime que ce débat permet de démontrer l’utilité d’une seconde lecture indépendante.

«Nous savons qu’une grande majorité des Canadiens ont les yeux rivés sur le Sénat actuellement, ce qui leur donnera l’occasion d’évaluer notre travail», a-t-il expliqué au Huffington Post Canada.

Une approche différente

Leader de l’aile conservatrice, M. Carignan a lancé le débat mercredi dernier en demandant à Mme Wilson-Raybould pourquoi le gouvernement avait opté pour une approche si restrictive qu’une personne extrêmement souffrante ne pourrait pas obtenir d’aide médicale à mourir à moins d’être en phase terminale.

«Madame la ministre, avez-vous conscience qu’en établissant cette distinction, vous forcez ceux qui ne sont pas encore en fin de vie à cesser de manger, par exemple, ou à se faire du mal pour devenir éligibles à l’aide médicale à mourir?»

L’intervention de Claude Carignan a été très différente de celles de ses collègues conservateurs à la Chambre des communes, qui ont allégué que le projet de loi C-14 n’était pas assez restrictif.

«Le vote au Sénat sera entièrement libre», a précisé M. Carignan en entrevue. «Je présume qu’il était libre à la Chambre des communes, mais au Sénat, il est très clair que nous pourrons voter comme nous le voulons.»

Le premier ministre Justin Trudeau lors de la période de questions à la Chambre des communes, le 1er juin 2016. (Photo : Fred Chartrand/ Presse canadienne)

Au moment de nommer sept nouveaux sénateurs au mois de mars, le premier ministre Trudeau a d’ailleurs affirmé qu’il espérait transformer le Sénat en une institution moins partisane et plus centrée sur sa mission fondamentale, qui est de représenter les régions et les intérêts minoritaires de tous les Canadiens plutôt que des intérêts partisans.

«Son message semble avoir été bien entendu par les principaux intéressés», affirme Claude Carignan. En effet, personne ne sait encore comment les Sénateurs vont voter. La seule certitude est que C-14 n’aura pas force de loi avant la date butoir du 6 juin imposée par la Cour suprême.

Le Sénat a ajourné ses travaux jusqu’au 7 juin, mais un comité d’étude siégera tout de même ce lundi.

Le leader libéral au Sénat Jim Cowan ne s’inquiète pas outre mesure du non-respect de cette date butoir: «Nous prenons cette affaire au sérieux. Il est hors de question de causer des retards ou faire de l’obstruction systématique. Mais si nous avions dit [au gouvernement] "Très bien, vous le voulez pour lundi, alors on va l’adopter", le public aurait vivement réagi et demandé à quoi sert le Sénat. Nous devons faire notre travail. S’il faut prendre un peu plus de temps en juin, ainsi soit-il. Je n’ai aucun problème avec ça.»

Le sénateur Jim Cowan en conférence de presse dans le foyer du Sénat, le 9 juin 2015. (Photo : Sean Kilpatrick/Presse canadienne)

Comme plusieurs de ses collègues, M. Cowan croit que le projet de loi C-14 est si bâclé et restrictif que son adoption doit être retardée. Mieux vaut une absence de législation qu’une mauvaise législation.

«Les Canadiens feraient mieux de s’en tenir au jugement Carter, qui est parfaitement clair et a été interprété de manière parfaitement claire.»

Ce jugement de la Cour suprême stipule que des adultes consentants peuvent chercher de l’aide médicale à mourir s’ils font face à d'intolérables souffrances causées par des problèmes de santé graves et irrémédiables.

Des critères d’admissibilité trop restrictifs?

Or, le projet de loi C-14 n’autorise l’aide médicale à mourir à une personne adulte consentante que si celle-ci est atteinte d’une maladie ou d’un handicap grave et incurable, que sa situation se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités, que sa maladie lui cause des souffrances persistantes et intolérables, et que sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible.

«À mon avis, nous n’avons pas le droit de restreindre l’accès en-deçà du seuil établi par la Cour suprême. Le jugement Carter ne parle pas de maladie incurable ni de mort prévisible», affirme Cowan. Le sénateur libéral croit d’ailleurs que le projet de loi C-14 est inconstitutionnel et mènera à d’autres recours devant les tribunaux.

La sénatrice Nancy Ruth en conférence de presse à Ottawa, le 16 décembre 2010. (Photo: Sean Kilpatrick/Presse canadienne)

Pour sa part, la sénatrice conservatrice Nancy Ruth croit que plusieurs sénateurs portent un intérêt particulier à ce projet de loi car ils sont eux-mêmes âgés.

«Nous avons atteint un âge où nous voyons beaucoup de gens mourir autour de nous. C’est pourquoi nous voulons nous assurer que la notion de consentement préalable est incluse avant de tirer notre révérence», affirme la doyenne de 74 ans, qui approche de la retraite obligatoire.

«Il y a une division énorme entre les députés et sénateurs conservateurs à ce sujet», affirme-t-elle. Les sénateurs qui ont pris part à l’étude préliminaire du projet de loi se sont en effet ralliés à la majorité libérale à la Chambre des communes en appuyant une législation plus permissive, alors que les députés conservateurs s’y sont opposés.

«Certains députés ont une approche très idéologique et n’ont pas assez d’expérience de vie», déplore Mme Ruth.

«Toutes les personnes souffrantes sont vulnérables»

La sénatrice pointe plus particulièrement du doigt Garnett Genuis, âgé de 29 ans. «Il ne cesse de parler des personnes vulnérables. Mais toutes les personnes souffrantes sont vulnérables. Je me fous de leur âge, de leur handicap ou de leur absence de handicap. Il faut reconnaître que ces personnes souffrent considérablement.»

«[Les députés conservateurs] ne comprennent pas ces choses. Ils vont les comprendre quand ils auront visité des centres de soins infirmiers.»

En résumé, Nancy Ruth croit que le gouvernement a manqué la cible et oublié l’essence même du jugement Carter, à l’effet que le choix de mourir est un choix personnel.

«Ça me fâche énormément. Je serai probablement morte dans 10 ou 12 ans, et je ne veux pas être tenue en vie artificiellement. À quoi bon avoir un cancer ou devenir sénile? Non et non ! Je tirerai ma révérence par moi-même s’il le faut, mais j’aimerais que la notion de consentement préalable soit autorisée.»

Si cette notion n’est pas incluse dans le projet de loi amendé, la sénatrice Ruth votera probablement contre son adoption.

Dans un autre ordre d’idées, le sénateur conservateur David Wells croit qu’il est nécessaire de protéger les droits des médecins qui s’opposent à l’aide médicale à mourir sur des bases religieuses ou philosophiques. De plus, seuls des médecins – et non des infirmiers ou infirmières – devraient être autorisés à signer un certificat de mort assistée. Le service devrait être rendu dans un environnement contrôlé tel qu’un hôpital, plutôt que sous forme d’une ordonnance administrée à la maison.

«On parle de produits destinés à causer la mort, pas de remèdes contre la grippe», affirme-t-il.

Un vote libre

Le projet de loi C-14 se démarque par son incertitude. Personne au gouvernement n’est en effet capable de sonder l’âme des sénateurs et prédire ce qui arrivera.

Lorsque Trudeau a expulsé les sénateurs libéraux de son caucus en 2014, ceux-ci ont décidé de voter librement. Par la suite, le premier ministre a lui-même exprimé sa volonté de faire place à plus de sénateurs indépendants, ce qui a incité plusieurs conservateurs à siéger en toute liberté de conscience.

Les sénateurs indépendants ont beau tenir des réunions ensemble, ils n’en divergent pas moins d’opinion sur un grand nombre de sujets. Certains ont rejeté le leadership de Peter Harder, ainsi que du whip libéral Grant Mitchell et de l’ex-députée conservatrice Diane Bellemarre, sélectionnés par Justin Trudeau.

«La partisanerie existe encore, mais elle se ramollit», a expliqué Mme Bellemare en entrevue cette semaine. Selon lui, l’arrivée récente de sept nouveaux sénateurs indépendants est un vent de changement.

La sénatrice Chantal Petitclerc pose pour les photographes avant de faire son entrée au Sénat, le 12 avril 2016. (Photo: Adrian Wyld/Presse canadienne)

La plupart de ces nouveaux sénateurs ont d’ailleurs émis des réserves face au projet de loi.

Dans un discours inaugural rempli d’émotion, l’ex-athlète paralympique Chantal Petitclerc a affirmé qu’à titre de personne handicapée, il lui était impossible d’aborder ce débat de manière détachée.

«J’aimerais appuyer ce projet de loi de tout mon cœur. J’appuie le droit à une aide médicale à mourir depuis aussi longtemps que je me souvienne. Mais ce projet de loi n’est pas tout à fait celui que j’espérais.»

Mme Petitclerc a insisté pour parler de souffrance intolérable, «puisque c’est ce dont il s’agit en bout de ligne».

«Certains commentateurs sont d’avis que la douleur est toujours gérable, mais croyez-moi, cela est faux. Je suis bien placée pour savoir ce qu’est une souffrance intolérable.»

Chantal Petitclerc aux Jeux du Commonwealth de Glasgow, en Écosse, le 21 juillet 2014. (Photo: Andrew Vaughan/Presse canadienne)

La nouvelle sénatrice a ensuite raconté comment elle a passé quatre mois à l’hôpital après avoir été écrasée par une porte de grange à l’âge de 12 ans.

«Je n’ai jamais raconté cette histoire auparavant. Les 19 premiers jours ont été une véritable torture, rien de moins. Sans tomber dans les détails, j’avais une colonne vertébrale cassée et plusieurs côtes fracturées. [Les médecins] ne pouvaient pas replacer les os fracturés avant que l’inflammation ne se résorbe, et ça a pris 19 jours. Même si j’étais très jeune, je n’oublierai jamais ces 19 jours de souffrance insupportable.»

Or, Chantal Petitclerc savait qu’elle retomberait sur ses pieds ou dans une chaise roulante. Elle s’est dit très compatissante envers les gens qui vivent ces douleurs au quotidien sans aucune chance de rémission: «C’est pour ces gens, et uniquement pour ces gens, que nous devons adopter la meilleure loi possible.»

Pour une aide médicale accessible à tous

Ratna Omidvar a également affirmé vouloir faire adopter une loi moins restrictive, qui rendrait l’aide médicale à mourir «accessible à tous ceux qui la veulent et sont éligibles à la recevoir», y compris les personnes démunies et incapables de faire valoir leurs droits devant les tribunaux.

«Ça n’a pas été une prise de position facile, car j’ai grandi dans une culture où nous attendons la mort en toute modestie», a ajouté la nouvelle sénatrice indo-canadienne.

Quoi qu’il en soit, les délibérations de la semaine dernière l’ont emplie de fierté: «Nous avons montré aux Canadiens que le Sénat est l’endroit tout indiqué pour tenir un débat indépendant, raisonnable, civilisé et non partisan. Nous ne sommes plus l’endroit léthargique que dépeignaient les médias.»

La sénatrice Ratna Omidvar en compagnie des bénévoles de Lifeline Syria, à Toronto, en 2015. (Photo: Chris Young/Presse canadienne)

Certains sénateurs se sont toutefois portés à la défense du projet de loi dans sa forme actuelle. C’est le cas du conservateur Don Plett, qui le considère raisonnable et responsable malgré son opposition personnelle à l’euthanasie.

Le nouveau sénateur Murray Sinclair, président de la Commission de vérité et réconciliation, a pour sa part invité ses collègues à s’assurer que les intérêts régionaux sont bien représentés, que les droits des minorités sont protégés, et que la loi est suffisamment claire, concise et constitutionnelle.

«Il n’est pas pertinent que nous soyons personnellement pour ou contre la loi. Nous devons simplement nous assurer qu’elle est adoptée dans les règles de l’art et qu’elle passe le test. Nous n’avons pas été nommés pour gouverner, mais bien pour réviser les projets de loi et conseiller les élus. La loi n’a pas besoin d’être conforme au jugement Carter, mais seulement à la Charte des droits et libertés. À mon avis, le gouvernement a bien agi en ce sens.»

Cet article initialement publié sur le Huffington Post Canada a été traduit de l'anglais par Pierre-Étienne Paradis.

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