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Guantanamo: trois générations au service de l'ennemi

Guantanamo: trois générations au service de l'ennemi

Un retraité cubain de la base militaire américaine de Guantanamo se confie. Il raconte comment il a vécu son expérience d'employé de « l'ennemie » de Cuba pendant plusieurs décennies.

Un texte de Martin Movilla

Il est assis devant la porte. Il porte des lunettes fumées, une casquette sportive et des vêtements couleur crème. Sa poignée de main est solide et il a un regard tranquille.

« Quand la révolution a commencé, je suis devenu membre de l'organisation révolutionnaire. Les Américains le savaient, dit-il. Il y en a même eu deux ou trois qui sont venus lutter à nos côtés. Et nous avons utilisé du matériel de la base militaire pour nos projets. À l'époque, il y avait une relation humaine ».

C'est avec ces mots que Rodys Rodriguez commence le récit de son histoire comme employé cubain de la base militaire américaine de Guantanamo. Il a 86 ans et il y a travaillé entre 1950 et 1986.

Son grand-père et son père y ont aussi travaillé. Rodys a même eu la chance d'y travailler avec son père. Il dit que l'histoire de sa famille est liée à celle de la base.

Sa mémoire est incroyable et il raconte sa vie sans oublier aucun détail. Sa voix est forte et soutenue et il parle avec ses mains au même rythme que les mouvements de ses lèvres. Il continue sa narration en faisant référence à la réaction des militaires américains pendant les jours et semaines qui ont suivi le triomphe de la révolution.

« Nous n'avions pas peur. Je me souviens qu'un jour un capitaine, qui était une bonne personne, m'a dit que je pouvais rester dans la base parce que Fidel Castro ne serait plus au pouvoir trois mois plus tard. Il disait ça à tous les employés cubains. Je lui ai dit : je suis désolé, mais je ne veux pas rester ici. Ma famille est à Guantanamo. Il m'a répondu qu'à ma place il ferait la même chose. Un homme démocratique sans doute. »

Ses yeux regardent droit devant comme s'ils rentraient dans une machine à voyager dans le temps. Il cherche tout dans sa mémoire et de fil en aiguille dresse rapidement une liste détaillée de ses patrons, ses collègues et ses expériences de travail. Il parle aussi des diplômes, reconnaissances et félicitations qu'il a obtenus comme travailleur de la base militaire américaine.

« J'ai toujours eu de bons patrons et de bonnes relations avec les marins. En 36 ans de travail, je n'ai eu qu'un seul problème avec un homme qui est arrivé de Washington et qui voulait réduire nos salaires ».

Il n'oublie pas non plus les visages des Cubains qui sont arrivés à la base militaire comme réfugiés et qui sont restés longtemps sans être autorisés à partir pour les États-Unis. « Plusieurs sont finalement partis, assure-t-il, et d'autres sont simplement retournés en territoire cubain ».

« Vivre avec un voleur »

Rodys a et a eu plusieurs bons amis américains. Cependant, il ne mâche pas ses mots quand il s'agit de dire ce qu'il pense de la présence américaine sur le territoire cubain.

Même si nous avons eu de bonnes relations, parce que nous avons gardé contact, je peux vous dire que personne n'aime avoir une base militaire chez soi. C'est comme vivre chez toi avec un voleur. Même s'il est un bon voleur.

Rodys Rodriguez

Quoi qu'il en soit, les Cubains de Guantanamo ont appris à vivre avec la présence américaine et l'ex-travailleur de la base militaire accepte que cela fût inévitable « Beaucoup de Cubains se sentent bien avec le système américain, mais cela n'est pas le cas de plusieurs autres ».

Le retraité explique que le peuple cubain n'est pas content et que la majorité des gens, selon lui, voudrait que les Américains retournent vers leur pays pour que Cuba puisse reprendre le contrôle de ce territoire. « Ça va prendre son temps, dit-il, et cela ne sera pas facile. Ça viendra peu à peu et les Cubains doivent être prêts ».

Une histoire de douleur qui a bien aidé les révolutionnaires

Rodys survole l'histoire de l'influence américaine à Cuba. Il rappelle qu'ils étaient presque les propriétaires de Cuba, avant la révolution. « Avant c'était la United Fruit Company qui commandait ici » assure l'ex travailleur de la base militaire américaine. Et il ajoute « Ils étaient les propriétaires des principales centrales de production de sucre. La situation était tellement contrôlée par les Américains que même les Cubains qui étaient propriétaires se croyaient Américains ».

Peu à peu le sujet historique amène Rodys Rodriguez à parler de choses moins agréables. Le vieil homme fronce les sourcils. Il commence à parler de ce que les gens de sa région ont vécu pendant la dictature de Batista, qui a compté sur l'appui des gouvernements américains. « Le gouvernement d'avant, celui de Batista, a tué vingt-deux mille personnes. Ils ont assassiné les gens » dit-il lentement, d'une voix calme et en mesurant ses mots.

En fait, même si le sujet est parfois oublié, les Américains visitaient Cuba quand ils voulaient et les soldats prenaient d'assaut la ville de Guantanamo pour acheter de l'alcool, des cigares et même des femmes. Le pouvoir corrupteur de l'argent amené par les soldats, la promotion de la prostitution, les abus des entreprises américaines à l'égard des travailleurs locaux, l'appui des États-Unis au dictateur Batista et l'irrespect envers les femmes, qu'ils croyaient achetables, ont fait penché la balance populaire du côté des révolutionnaires.

Rodys Rodriguez se souvient de l'époque et de la façon dont les gens ont rapidement embrassé, même lui, les projets des leaders révolutionnaires. Aujourd'hui, Rodys passe sa vie entre Guantanamo et La Havane. Il profite du temps avec sa femme, ses enfants et ses petits-enfants. Il est content et il va une fois par mois chercher l'argent des retraités cubains de la base militaire américaine.

Sa vie, comme celle de son père et son grand-père, est encore liée à l'histoire de la base militaire américaine de Guantanamo. Comme employé Rodys Rodriguez a vécu les tensions, les bons et les mauvais moments du développement de la relation entre Cuba et les États-Unis.

Aujourd'hui, il rêve de voir, avant de mourir, le territoire occupé par la base militaire redevenir une enclave cubaine.

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