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Claude Jutra : bilan de la controverse avec Yves Lever, auteur de la biographie

Claude Jutra : bilan de la controverse avec Yves Lever, auteur de la biographie

Yves Lever ne croyait pas que son mercredi serait si agité. Au contraire, le biographe de Claude Jutra prévoyait presque prendre une journée de congé, à peu près certain que la tempête médiatique des derniers jours, entraînée par ses révélations dans le livre consacré au défunt cinéaste, s’estomperait.

C’était avant que la sonnerie du téléphone ne le réveille, vers 6h15 du matin, pour lui annoncer qu’une victime des présumés actes pédophiles de Claude Jutra s’était manifestée, et qu’un article publié dans La Presse+ lui donnait la parole, sous le prénom fictif de Jean.

«C’était la confirmation de ce que j’ai écrit dans le livre, décrète Yves Lever. Moi, je n’ai jamais donné de détails. Mais, dans La Presse, on donne des détails. Je savais exactement ce qui s’était passé, mais ce qui m’avait été dit était sous le sceau de la confidentialité. Donc, moi, je ne devais pas révéler ce qui m’avait été confié.»

«Je ne sais pas comment le journaliste de La Presse (NDLR : Hugo Pilon-Larose) a retracé Jean. Mais, vous savez, c’est un travail ordinaire d’enquête. Quand les gens requièrent l’anonymat, il faut respecter», soutient Yves Lever.

Toute la journée, des journalistes ont contacté Yves Lever et ont tenté de lui soutirer des informations sur celui que La Presse a rebaptisé Jean. Or, l’auteur insiste, il respectera le désir de discrétion des personnes impliquées dans l’affaire. «Des» personnes, car Yves Lever, sans donner de chiffre exact, fait état «d’une couple de cas», «moins dramatiques» que celui de Jean. Mercredi, Louise Rinfret, ancienne amie de Jutra, qui connaît cette victime, a aussi accordé des entrevues à La Presse et à Paul Arcand, au 98,5fm.

Fouiller les archives

Yves Lever a commencé en mars 2013 à travailler à sa biographie de Claude Jutra, qui est en librairie depuis mardi. Lui qui connaissait à la perfection presque tous les films du réalisateur, excepté quelques-uns produits au Canada anglais, à la fin des années 70, a achevé de s’immerger dans son œuvre et a construit une imposante revue de presse constituée de livres, de plaquettes, de brochures et de milliers de coupures de presse. Il a étudié les fonds d’archives québécois. C’est ainsi qu’il est allé de découvertes en découvertes, «très personnelles» sur le passé de l’homme, encore considéré il y a quelques jours comme un monument.

«Il écrivait beaucoup. Les gens lui écrivaient. Il conservait tout, comme ses passeports des années 50, des notes de voyages. Il a écrit des centaines d’ébauches de scénarios, des poèmes et des chansons, dont certaines ont même été mises en musique. Il faisait de la peinture. C’est ce que la recherche en archives fait découvrir.»

«J’ai découvert que, si cet homme était un mythe dans le cinéma québécois, c’est qu’il s’était passé quelque chose d’important, complète Yves Lever. Et si c’était important, les peintures qu’il a faites, on ne va pas aller les déchirer. Les films, on ne va pas les mettre au feu. Il paraît que des gens ont demandé à ce qu’on brûle les films. Mais, non! Une personne humaine, ce n’est pas juste un aspect de la vie…»

En ce qui concerne les trophées, par contre, Yves Lever se dit d’accord avec la décision de Québec Cinéma d’en changer l’appellation.

«Oui, je comprends. Mais je suis convaincu que les gens qui ont des trophées Jutra vont vouloir les garder. L’émotion va passer, dans quelques jours. Et après, on va se dire qu’on ne défend pas l’indéfendable, mais qu’on n’a pas à détruire nos trophées Jutra. Pendant plusieurs années, le Jutra a été le symbole de l’excellence du travail qu’on a fait. C’était un prix important. Les films de Jutra vont demeurer. Je ne veux pas être là pour faire l’éloge de Jutra, mais l’œuvre ne disparaît pas comme ça.»

Ne pas brûler l’oeuvre

Oui, Yves Lever savait que les allégations de pédophilie soulevées dans son livre feraient jaser. Mais il ne pouvait prédire l’ampleur des réactions, ce genre de tollé étant souvent tributaire du reste de l’actualité.

«Si René Angélil était décédé dimanche, on ne parlerait pas de Jutra. Plus on parle d’une nouvelle, plus elle devient spectaculaire», expose Yves Lever, analyste et professeur de cinéma à la retraite depuis 2003, qui a signé une douzaine d’ouvrages, dont les biographies de Joseph-Alexandre DeSève et de Pierre Juneau.

Non, la date de sortie de l’essai sur Claude Jutra n’était pas calculée pour tomber précisément à un mois du Gala des Jutra ; il avait été question qu’il ne soit lancé l’automne dernier, a noté Yves Lever.

Et, bien sûr, ce dernier craint que le passage traitant des agressions sexuelles n’éclipse le reste de son bouquin, que les lecteurs s’intéressent moins aux autres pans du parcours de Claude Jutra en raison de cet élément choquant.

«J’espère que non. Je ne veux pas qu’un travail de presque trois ans soit réduit à quatre pages dans un livre. Je suis convaincu que les gens qui vont vraiment le lire vont comprendre des points intéressants de l’histoire du cinéma québécois, et aussi de l’histoire du Québec. Mon oncle Antoine raconte, par la fiction, des choses qui se sont passées autour de 1950, dans la région d’Asbestos, dans les mines d’amiante. C’est pour ça que les films demeurent.»

Maintenant que tous ont lu l’horreur de leurs yeux dans La Presse+, Yves Lever éprouve-t-il encore de l’affection pour son sujet? Le principal intéressé échappe un gloussement hésitant, nerveux, avant de répondre.

«Oui, tranche-t-il. Une mère qui a un fils un peu délinquant reste sa mère. Moi, je connais bien des parents qui ont eu des problèmes avec leurs enfants. Mais leurs enfants restent leurs enfants. Une mère ne cesse jamais d’aimer son enfant. Je reste satisfait, content du travail que j’ai fait. C’est tout.»

«À la fin du livre, je demande si le mythe de Claude Jutra demeure. Moi, je dis que oui, parce qu’il a été une source d’inspiration pendant trois décennies pour des jeunes cinéastes, en raison de son talent, sa personnalité, son audace créatrice. C’est un fait historique. Je ne vois pas pourquoi ça changerait. Quand on a un artiste libre, qui a légué une œuvre qui demeure, même si on apprend des choses sur sa vie d’antan une fois qu’il est mort, on ne va pas aller brûler l’œuvre. Même si on sait que, dans tout travail artistique, un artiste crée toujours à partir de son vécu, et du vécu des gens autour de lui», conclut un Yves Lever serein.

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