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À l'origine du film «Carol», le livre novateur de Patricia Highsmith à une époque pleine d'interdits (VIDÉO)

Avant le film, un livre novateur à une époque pleine d'interdits (VIDÉO)

1948. Patricia Highsmith vient de terminer l'écriture de son premier roman policier, Strangers on a Train, qui sera publié en 1950. Pour subvenir à ses besoins, elle est à ce moment-là vendeuse dans un grand magasin de Manhattan. C'est un matin, dans la précipitation qui caractérise les fêtes de fin d'année, qu'elle croise le regard d'une femme blonde en manteau de fourrure qui vient lui acheter une poupée.

C'est cette rencontre de quelques secondes qui a inspiré à l'écrivaine originaire du Texas le livre The Price of Salt, par la suite Carol, dont l'adaptation cinématographique par Todd Haynes sort ce mercredi 13 janvier.

"C'était une opération de routine, la femme paya et partit", écrit Patricia Highsmith en 1989 dans la préface de son livre. "Mais la tête me tournait, je me sentais dans un état bizarre, proche de l'évanouissement et simultanément transportée, comme si j'avais vu une apparition". Le soir-même, elle écrit toute l'intrigue de son deuxième roman. Cette rencontre est toute l'histoire de Carol: celle de deux femmes, Therese (Rooney Mara au cinéma), employée d'un grand magasin de Manhattan et Carol (Cate Blanchett), en pleine instance de divorce, qui tombent amoureuse dans le New York des années 50, quand l'homosexualité est encore très mal acceptée.

Comment Patricia Highsmith a-t-elle pu écrire un tel livre à cette époque? Était-il novateur? A-t-il été bien reçu?

Ecrit sous le pseudo de Claire Morgan

Il faut savoir que The Price of Salt a été publié en 1952 sous le pseudo de Claire Morgan. Non pas que Patricia Highsmith avait honte de sa sexualité (elle-même a eu des relations avec des femmes) mais elle ne voulait pas être connue uniquement en tant qu'auteure de romans lesbiens. "J'aime échapper aux étiquettes. Ce sont les éditeurs américains qui en sont friands", écrit-elle encore dans sa préface.

Ce n'est pas l'éditeur de son premier livre, Harper & Brothers, qui accepte de publier l'ouvrage, mais Coward-McCann. A la surprise générale, il se vend à presque un million d'exemplaires. Patricia Highsmith niera jusqu'en 1989 les rumeurs selon lesquelles elle était l'auteure du roman. Elle écrira également dans ses journaux intimes que c'est la chose la plus personnelle qu'elle n'ait jamais écrite.

"A l'époque, on peut décrire ces relations entre personnes de même sexe", explique au HuffPost Hélène Quanquin, maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris et spécialiste des mouvements féministes aux Etats-Unis. "Mais il faut qu'il y ait une morale". La morale, dans les années 40 et 50, c'est qu'une personne homosexuelle ne doit pas le rester.

Une "happy end" novatrice

"Avant ce livre", écrit Patricia Highsmith, "les femmes et les hommes homosexuels des romans américains devaient payer leur déviation en s'ouvrant les veines, en se noyant dans une piscine, ou en se convertissant à l'hétérosexualité (tels étaient les termes employés), ou encore en sombrant - seuls, malheureux et proscrits - dans une dépression comparable à l'enfer." En 1983, elle s'interrogeait: "On agissait comme s'il fallait prévenir la jeunesse contre le danger d'être attiré par le même sexe, de la même façon qu'on la prévient aujourd'hui contre la drogue."

La littérature lesbienne existe pourtant, surtout depuis le début du 20e siècle. Notamment à Paris, où se fréquentent des auteures américaines célèbres comme Gertrude Stein et Alice Toklas. La première publie en 1922 un livre sur un couple lesbien, Miss Furr and Miss Skeene.

Pour autant, la littérature homosexuelle reste sujette à la censure. Carol se donne alors des airs de rebelle dans ce paysage. On dit de lui que c'est le premier roman homosexuel qui se termine bien, même si Patricia Highsmith elle-même n'est pas certaine de cette affirmation. Il y en aurait eu d'autres, comme par exemple Diana: A Strange Autobiography, de Frances Rummer, dans lequel les deux femmes sont ensemble et heureuses à la fin. Toujours est-il que, pour échapper à la censure, ces livres étaient des exceptions.

Dans Carol, on trouve quelques indices de cette époque répressive pour les droits LGBT. Il y a d'abord Richard, le petit ami de Therese, qui lui explique avoir déjà entendu parler de "gens comme ça" (homosexuels) et que "ces choses-là n'arrivent pas par hasard. Il y a toujours une raison à l'arrière-plan". Ou encore, cette discussion entre Carol et Therese, se demandant si elles doivent avoir honte de leur relation. Et, évidemment, toute cette histoire malsaine de divorce, que vous découvrirez dans le film: la garde de la fille de Carol est en jeu et son mari est prêt à tout pour apporter au tribunal des preuves de la "subversion" de sa femme.

Chasse aux sorcières

Etre lesbienne "out" aux Etats-Unis dans les années 50 est de l'ordre de la mission impossible. Les pressions familiales, politiques, médicales, sont insoutenables. C'est une période de l'histoire très particulière.

"D'abord, on est en pleine prospérité et le consumérisme bat son plein après la fin de la seconde Guerre mondiale", explique Hélène Quanquin. "Un modèle spécifique de la féminité est proposé: celui de la femme au foyer blanche de la classe moyenne. Cela explique qu'après la Seconde guerre mondiale, l'âge du mariage baisse tandis que le taux de natalité augmente (baby boom). Les femmes se marient plus jeunes qu'avant la guerre, et ont plus d'enfants. Il faut noter que ce modèle est un idéal qui ne correspond pas non plus à la vie de la majorité des Américaines, mais qui est aussi véhiculé dans les médias de l'époque."

Mais c'est aussi une période inquiète. "On est en pleine guerre froide, on a peur que la menace vienne de l'intérieur. Les chasses aux sorcières concernent les communistes mais aussi les homosexuels", détaille l'historienne. En parallèle de la "Red Scare", la "Peur rouge", qui touche les communistes, se développe la "Lavender scare", la "Peur violette", qui désigne la persécution des homosexuels aux Etats-Unis pendant les années 50.

Les personnes gays et lesbiennes sont perçues comme un risque pour la sécurité de la nation dès 1950, lorsqu'est publié un rapport du Sénat intitulé "Employment of Homosexuals and Other Perverts in Government" (Emploi des homosexuels et autres pervers au gouvernement). 91 gays et lesbiennes sont renvoyés du Département d'Etat. Au-delà du gouvernement, ils sont des centaines. Le simple fait d'être homosexuel suffit donc à perdre son emploi.

L'emploi du mot "pervers" n'est pas anodin. En 1952, année de publication de Carol, sort aussi la première édition du fameux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). L'homosexualité y est considérée comme une maladie psychique.

Quant à la vie quotidienne, elle n'est pas plus aisée. "C'était l'époque où les bars gay s'abritaient derrière une porte sombre de Manhattan", souligne Patricia Highsmith dans sa préface de 1989, "où ceux qui voulaient se rendre dans un 'certain' bar descendaient une station de métro avant ou après la bonne, par peur qu'on ne les soupçonne d'être homosexuels."

Émergence des mouvements de minorités

Et pourtant, dans cette ambiance craintive, les relations amoureuses entre les femmes commencent à sortir de l'ombre. "En 1953 sort le rapport Kinsey sur l'homosexualité féminine", souligne Hélène Quanquin. "Il montre que l'homosexualité concerne 6% des femmes âgées de 20 à 35 ans. C'est peu mais au moins il prouve que cela existe".

Ce rapport n'est pas censuré et surtout, il est extrêmement discuté dans les milieux intellectuels et artistiques, dont Patricia Highsmith fait partie. Dans ces groupes, on discute sans tabou de psychiatrie et de sexualité. Comme bon nombre d'intellectuels à l'époque, Patricia Highsmith pense que l'homosexualité peut se guérir. Mais elle n'a jamais jugé nécessaire d'y songer pour sa propre personne.

Toujours est il que, petit à petit, l'idée qu'il existait plusieurs modèles de couples a commencé à faire son chemin. Et, de fil en aiguille, "la communauté homosexuelle est devenue plus visible, s'est fait moins contrôler et les premières organisations ont vu le jour", précise Hélène Quanquin. Comme ce groupe secret de huit femmes fondé en 1955, les "Daughters Of Bilitis", devenu par la suite la première organisation des droits civils lesbiens aux Etats-Unis. Elles ont ensuite édité la première revue lesbienne, The Ladder.

Patricia Highsmith en 1988 © Wikimedia Commons

C'est donc dans cet entre-deux, de répression et d'émergence des minorités sexuelles, que Carol fait son apparition dans les librairies. Au-delà du fait que l'histoire se termine "bien" (même si elle reste sujette à l'interprétation), ce qui était déjà exceptionnel pour l'époque, Patricia Highsmith a en plus le mérite de mettre la lumière sur un couple de femmes et non d'hommes. "Les lesbiennes ont toujours connu une visibilité moins importante", ajoute Hélène Quanquin.

Carol a par ailleurs l'audace de casser l'image que les Américains pouvaient se faire des lesbiennes à l'époque: Carol et Therese sont comme tout le monde.

En d'autres termes, en 1952, Patricia Highsmith a pu montrer que deux femmes pouvaient être ensemble, heureuses et libres, quand la médecine et la politique affirmaient qu'elles étaient malades et dangereuses. Les lecteurs de l'époque ne se sont pas trompés: Patricia Highsmith a reçu de très nombreuses lettres de remerciement, d'hommes et de femmes. "Nous ne nous suicidons pas tous, et beaucoup d'entre nous s'en sortent très bien", "Merci d'avoir écrit cette histoire. Elle ressemble un peu à la mienne..." sont des messages que Patricia Highsmith a continué à recevoir pendant des années.

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