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Une journée dans la vie de Huang Qi, le premier cyberdissident chinois

Une journée dans la vie du premier cyberdissident chinois
MATT SHEEHAN

CHENGDU – Vendredi matin, 8h30: Huang Qi est déjà en train de se battre pour défendre les gens d’un village.

Nous partons vers le sud, laissant derrière nous cette brûlante métropole du sud-est de la Chine. Direction: un restaurant de village, condamné à la démolition pour faire de la place aux lignes à haute tension. Les propriétaires de l’établissement trouvent que les indemnités offertes par le gouvernement sont bien trop faibles. Et c’est là que Huang intervient.

L’arme de Huang, ce sont les mots, mais son vocabulaire est radicalement différent de celui des autres principaux défenseurs chinois des droits de l’Homme. Il ne fait pas de grands discours sur l’essence même de la liberté, évoque rarement la constitution, ou la dignité inaliénable de l’individu.

Tandis que les gratte-ciel cèdent la place aux champs de blé, Huang questionne les villageois sur les indemnités au mètre carré proposées pour le restaurant. Il leur explique quels documents sont nécessaires pour procéder légalement à une démolition, estime la valeur des arbres fruitiers, prend intérieurement note de chaque réponse, soupesant l’offre globale du gouvernement, et réfléchissant à ce qu’il peut faire pour l’augmenter.

Huang Qi recueille les témoignages sur les saisies foncières et les violences d’État dans toute la Chine.

"La démocratie, les élections, tout ça, c’est très bien. Mais en Chine, il faut vraiment agir de manière très concrète quand on veut faire bouger les choses", explique Huang. "La démocratie, c’est de l’action, pas des mots."

Voilà dix-sept ans que Huang mène campagne pour protéger les intérêts des expropriés chinois, dont huit qu’il a passés en prison. Après avoir travaillé pendant plus de dix ans dans l’industrie et le commerce, il a créé un site pour dénoncer l’esclavage en 1998, puis lancé le premier site internet de défense des droits de l’Homme en Chine. Deux ans plus tard, il a été le premier "cyberdissident" chinois connu à être emprisonné pour ses activités en ligne. Relâché en 2005, Huang est tout de suite reparti au combat. En 2008, il a de nouveau été condamné à une peine de prison pour avoir dénoncé la responsabilité d’un entrepreneur de travaux publics dans la mort de plusieurs écoliers après un tremblement de terre.

Aujourd’hui âgé de 52 ans, Huang a gardé de nombreuses habitudes de chef d’entreprise chinois. Il fume à la chaîne et adore la phase des négociations… ou un beau combat. Quand il n’est pas occupé à répondre aux appels de citoyens lésés, il apprend à des fermiers à résister aux démolitions forcées et à arracher davantage d’indemnités aux fonctionnaires locaux.

Guo Yingliang, un fermier qui s’était plaint de la faiblesse des indemnités reçues pour la saisie de ses terres agricoles, nous montre un certificat le qualifiant de "membre honorable du Parti communiste". Trois jours après cette photo, sa femme Wu Ping aurait été arrêtée.

Son site Internet, 64tianwang.com, est une sorte de bureau central des injustices qui gangrènent les classes inférieures de la société chinoise: expulsions violentes, avortements forcés, agressions de miliciens armés de matraques… Le site est bloqué en Chine depuis une quinzaine d’années, mais Huang ne s’en soucie guère. Il est persuadé qu’il atteint tout de même sa cible.

Les fonctionnaires des plus hauts niveaux de l’État utilisent son site pour repérer les cas de corruption dans les collectivités locales, explique Huang. La campagne anticorruption du gouvernement, qui vise les fonctionnaires et les mouvements politiques rivaux, n’a jamais été aussi intense depuis des décennies. Quand la peur envahit les cadres du Parti communiste, une menace de dénonciation peut constituer un moyen de pression efficace contre les despotes locaux.

"En Chine, ce n’est pas la loi qui compte, mais le pouvoir", déclare Huang. "Il faut donc trouver le moyen de faire trembler le gouvernement."

Urbanisation et maisons clous

Retour au restaurant de la périphérie rurale de Chengdu, où Huang donne une demi-heure de cours intensif aux propriétaires, sur le thème de la négociation et de la résistance: exiger de voir tous les documents officiels ; refuser toute démolition avant d’avoir trouvé un accord sur les indemnités ; en cas de violence, prendre des photos et les envoyer immédiatement aux bénévoles de Tianwang pour qu’ils les publient sur le site.

Li Min et d’autres bénévoles de Tianwang ramassent des légumes pour en faire cadeau à Huang Qi.

"Résister vous donne un pouvoir de négociation", explique Huang. "Et le pouvoir entraîne le respect."

Quand il s’apprête à partir, la famille propriétaire du restaurant charge sa voiture de pêches du jardin, par sacs entiers.

La renommée de Huang auprès des populations les plus pauvres se traduit par des coups de téléphone incessants.

"Bonjour… Oui, c’est Huang Qi à l’appareil… D’accord… Écoutez, dites-moi tout ça par SMS. Notez l’heure et l’endroit, les noms des personnes concernées, et votre numéro de téléphone. N’ajoutez pas de commentaire, ne dites rien de mal sur le gouvernement. Contentez-vous de noter ce qui s’est passé… Et si vous ne savez pas écrire, demandez à un enfant de le faire pour vous."

Les saisies de terrains ruraux, légales comme illégales, ont servi de moteur à la plus grande vague d’urbanisation de toute l’histoire de l’humanité. Au fur et à mesure que le gouvernement chinois construisait dans tout le pays des gratte-ciel, des trains à grande vitesse et des réseaux routiers tentaculaires, les terres agricoles ont été rachetées et reconverties en masse.

Une "maison clou" au milieu d’une route de Chine centrale est finalement démolie en 2012.

Transformer des rizières en centres commerciaux rapporte énormément d’argent, mais les habitants de ces terres n’en voient guère la couleur. Les terrains saisis par les collectivités locales sont souvent revendus à des promoteurs pour un montant dix fois supérieur à l’indemnité perçue par les fermiers. Pour les dédommager d’avoir été chassés, et privés du seul emploi qu’ils aient jamais connu, les fermiers se voient souvent offrir un paiement forfaitaire unique, ou un appartement dans un immeuble neuf.

Les villageois qui résistent dans l’espoir d’obtenir une indemnisation plus élevée se retrouvent parfois à vivre dans des "maisons clous", expression chinoise qui désigne le dernier bâtiment à rester debout après que tous les autres ont été démolis, comme un clou qu’on ne peut ni écraser ni arracher. Les occupants de ces maisons sont souvent victimes d’actes d’intimidation et de violence: fenêtres brisées à coups de briques, détention illégale dans des "prisons secrètes" et agressions brutales par des gangs armés.

Huang va déjeuner avec les principaux bénévoles de Tianwang avant de rendre visite à Yuan Ying, fière propriétaire d’une "voiture clou". Yuan, 46 ans, ex-employée dans une boulangerie, a refusé l’indemnité qu’on lui offrait en échange de sa maison. Après la démolition du bâtiment, puis de la tente où elle vivait, Yuan s’est acheté une fourgonnette qu’elle a garée sur sa propriété. Elle y dort désormais seule, au milieu d’une vaste mer de décombres.

Yuan Ying debout près de la fourgonnette qu’elle utilise pour empêcher toute construction sur le terrain qu’occupait sa maison.

Corruption écrasante et dissidence

Sur la route de notre dernière étape de la journée, Huang se fait un plaisir de nous citer tous les fonctionnaires qui ont été jetés en prison pour corruption. Confronté à ce phénomène, le président chinois, Xi Jinping, a adopté une stratégie double pour réprimer les actes d’insubordination, en faisant emprisonner un très grand nombre de fonctionnaires corrompus mais aussi les activistes engagés dans la lutte contre la corruption.

La plupart des militants estiment que la Chine traverse une vague de répression de plus en plus forte envers les membres clés de la société civile: médias indépendants, activistes et avocats. Cette tendance a atteint son apogée avec l’emprisonnement récent de nombreux défenseurs des droits de l’Homme, une démarche qui, selon certains, sonne le glas du mouvement.

Huang n’est pas du tout de cet avis. Il est l’un des seuls activistes à penser que la cause des droits de l’Homme progresse en Chine. C’est également l’un des seuls à avoir passé plus de dix ans à recevoir des coups de fil de paysans qui voyaient leurs terres saisies et leurs proches jetés en prison.

En parcourant son site, Huang dit avoir constaté une baisse spectaculaire des atteintes aux droits de l’Homme concernant les expulsions violentes et les détentions illégales. En 2013, le gouvernement a aboli le système redouté de la "rééducation par le travail", initiative qui, selon Huang, est un énorme progrès.

Huang Qi visite la zone touchée par le tremblement de terre du Wenchuan en 2008.

Mais d’autres militants sont consternés de l’entendre dire que les choses s’améliorent.

"C’est une affirmation dangereuse ", déclare Liu Feiyue, fondateur de Civil Rights and Livelihood Watch, un site de premier plan pour la défense des droits de l’Homme. "C’est un mensonge qui n’a rien à voir avec la réalité."

Liu travaille depuis dix ans sur les violations des droits de l’Homme, et il a été brièvement incarcéré par la police. Plus tôt cette année, il a déclaré que la situation des droits de l’Homme n’avait jamais été aussi terrible depuis 1989 et suggéré qu’en se montrant plus positif, Huang espérait "s’attirer les faveurs du gouvernement".

C’est ça, le progrès?

Une interprétation moins sévère soulignerait la durée de l’engagement de Huang, et la situation réellement déplorable dans laquelle se trouvait le pays à ses débuts. L’une des premières grandes enquêtes de son site décrivait les profits que se faisaient des fonctionnaires de l’État en forçant les pêcheurs à se soumettre à des appendicectomies forcées. D’autres rapports détaillaient la répression brutale contre les fidèles de Falun Gong. À ses débuts, sans les réseaux sociaux ni sites internet pour remettre en question la propagande gouvernementale, les gens n’avaient quasiment nulle part où exprimer leurs griefs.

Si Huang et ses bénévoles s’efforcent réellement d’éviter toute confrontation avec les autorités, leur stratégie est loin d’être couronnée de succès. Li Min, une des principales journalistes citoyennes du site Tianwang, a été incarcérée 24 heures après nous avoir accompagnés dans une de nos visites à la population. Le mari de Li vient de passer trois mois à l’hôpital après avoir été brutalement agressé par des hommes armés de matraques en bois (interrogée sur ces deux affaires, la police locale nous a raccroché au nez).

D’autres bénévoles de Tianwang sont en attente d’un procès, et leurs familles sont constamment harcelées. Huang estime avoir 90% de chances de passer encore quelques années en prison.

Liu Zhizhong cherche son épouse, Li Ming, devant une prison, le 20 juillet. Li, arrêtée deux jours plus tôt, est toujours en garde à vue, accusée "d’obstruction aux devoirs de l’État".

Après une dernière visite aux victimes du tremblement de terre du Wenchuan, survenu en 2008, nous nous entassons dans la voiture pour repartir vers Chengdu. En neuf heures, et après avoir roulé 200 kilomètres, nous avons visité quatre maisons et un hôpital, accumulant en passant les sacs de pêches, de laitues et de haricots verts offerts en cadeau.

Tandis qu’il regarde le paysage, Huang médite sur le nombre d’appels qu’il reçoit, et tout ce qui a changé depuis qu’il a commencé sa tâche, il y a presque vingt ans.

"Quand le peuple participe à la défense de ses droits, ils fait un premier pas vers la démocratie", conclut-il. "La première étape, c’est d’avoir le soutien du peuple."

Cet article, publié à l’origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast for Word.

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