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Cédric Villani: «En l'an 2025, nous aurons encore plus de problèmes que maintenant. Et nous les aborderons avec courage et fierté!»

Avec son look détonnant et son phrasé détaché, le charismatique mathématicien Cédric Villani a définitivement dépoussiéré le monde austère de l'algèbre et de la géométrie.
French mathematician Cedric Villani, delivers a speech before Socialist candidate for the election for the mayor of Paris, Anne Hidalgo, addresses her new year wishes to her support committee, in Paris, Monday, Jan. 13, 2014. Municipal elections will take place on March 23 and 30 throughout France. (AP Photo/Thibault Camus)
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French mathematician Cedric Villani, delivers a speech before Socialist candidate for the election for the mayor of Paris, Anne Hidalgo, addresses her new year wishes to her support committee, in Paris, Monday, Jan. 13, 2014. Municipal elections will take place on March 23 and 30 throughout France. (AP Photo/Thibault Camus)

Cet article fait partie d’une série commémorant les 10 ans de la création du Huffington Post aux États-Unis par Arianna Huffington. Chacune des 13 éditions internationales du HuffPost (Etats-Unis, UK, Italie, Espagne, Allemagne, Inde, Japon, Corée du Sud, Brésil, etc.) a choisi une femme ou un homme qui comptera dans les 10 ans à venir pour lui demander de se retourner sur les dix dernières années mais aussi comment il voit la décennie à venir. Le HuffPost France présente ici un entretien avec Cédric Villani. Le choix des autres éditions internationales est à découvrir dans les jours qui viennent. Cliquez ici pour voir la section Le monde en 2025.

Cheveux longs romantiques, chemise à jabot, broche en forme d'araignée et lavallière façon dandy du XIXe siècle... Avec son look détonnant et son phrasé détaché, le charismatique mathématicien Cédric Villani, lauréat 2010 de la prestigieuse médaille Fields, l’équivalent des prix Nobel pour les mathématiques, a définitivement dépoussiéré le monde austère de l'algèbre et de la géométrie. Avec un sujet d’étude pourtant pour le moins hermétique: "la notion synthétique de courbure de Ricci minorée dans les espaces métriques mesurés complets et localement compacts". Pas très sexy…

Sauf que, né en 1973, ce quadragénaire iconoclaste n'hésite pas à sortir de son pré-carré pour s'investir dans la vie de la cité. En 2013, il participe au documentaire Comment j'ai détesté les maths qui donne la parole à ceux qui ont détesté l'enseignement des mathématiques. Tout un programme… Un an plus tard, il soutient activement la campagne de la future maire de Paris Anne Hidalgo tout en multipliant les publications et les déplacements à travers le monde.

Dans son livre, Théorème vivant, il s’amuse de sa propre étrangeté aux yeux des autres: "au fond, je suis dans l'air du temps: pendant que les enfants ouvrent leurs cadeaux de Noël avec excitation, je suspends des exposants aux fonctions comme des boules à des sapins, et j'aligne des factorielles comme autant de bougies renversées".

Pourquoi il comptera dans 10 ans? Cédric Villani n’aime pas seulement les mathématiques, il veut aussi convaincre le grand public que cette matière aride peut être passionnante. A condition de savoir en parler. Il porte ainsi un projet ambitieux de musée des mathématiques qui pourrait ouvrir ses portes d'ici 2018 en plein coeur de la capitale parisienne. Devenu le symbole des sciences à la française, il est également le porte-parole de la candidature de la France à l'Exposition universelle de 2025. De quoi donner à son discours une caisse de résonnance mondiale… Interview.

Le HuffPost: Qu'aimeriez-vous accomplir ces 10 prochaines années ?

Cédric Villani: Dix ans... jamais de ma vie je n'ai regardé à si longue échéance, et ce n'est pas maintenant que je vais commencer! D'ailleurs si j'avais voulu faire des prédictions sur ma vie à horizon de 10 ans je me serais systématiquement fourvoyé.

De fait je pense que je suis en plein milieu d'un cycle de 10 ans qui correspond à mon mandat de directeur de l'Institut Henri Poincaré. Je me donne donc encore 5 ans pour superviser la rénovation de l'Institut: extension par la valorisation d'un bâtiment ancien rénové, doublement de nos surfaces de recherche, création d'un "musée des mathématiques", unique en son genre par la réunion de la recherche, de la pédagogie et de l'industrie.

Et dans le même temps, amener à un stade pérenne l'association que je préside, Musaïques, fondée par l'artiste et ingénieur Patrice Moullet au carrefour entre création artistique, recherche technologique et action sociale, pour les handicapés ou les jeunes marginalisés. Aider aussi le projet techno-musical extrêmement ambitieux mené par mon ami compositeur Jean-Baptiste Moretti pour aider à bouleverser le rapport entretenu par les mélomanes avec les concerts. Aider à l'émergence des programmes d'enseignement supérieur africains que je soutiens à travers le réseau AIMS, le Centre d'Excellence Africain du Bénin, le projet d'Institut mathématique en Algérie. Dans tous ces cas, la difficulté est de superviser la mise en place de tout un écosystème, ce sont pour moi des projets délicats et passionnants...

En sus, sur ma liste il y a: rééditer mes deux principaux ouvrages de mathématique en les mettant à jour, en écrire deux autres, avancer dans mes recherches en géométrie, boucler le cycle de FLOTS (MOOCs) que j'ai entamé cette année et les améliorer. Boucler aussi deux projets de livres grand public en cours, l'un en collaboration avec un calligraphe et l'autre avec un historien. Mener à bien mes missions au Conseil Stratégique de la Ville de Paris, au Conseil Scientifique d'Orange, à la Vice-Présidence du Think Tank EuropaNova, à la co-présidence du Jury de Thèse du Monde, ... Et parachever mon tour du monde de conférences et rencontres... Ajoutons à tout cela que je devrai accompagner mes enfants à travers l'adolescence. Les cinq prochaines années vont être bien chargées, et les objectifs ne manqueront pas.

Mais sur 10 ans, je n'y pense même pas!

Quel a été le plus gros challenge que vous avez eu à surmonter l'an passé ?

L'année passée a été marquée pour moi par un challenge personnel, la mise au point des Rêveurs lunaires, une bande dessinée écrite avec le dessinateur Edmond Baudoin, sur laquelle j'ai travaillé pendant deux ans, et qui vient de paraître; je ne sais pas dessiner et Baudoin ne connaissait rien aux questions historico-scientifiques que nous abordons dans cet ouvrage; mais l'alchimie entre tous deux a fonctionné à merveille et c'est un rêve de bédéphile qui se réalise.

Mais le plus gros challenge de l'an passé a sans doute été le défi institutionnel que je devais relever, à l'Institut Henri Poincaré, pour convaincre les pouvoirs publics du bien fondé et de la pérennité de notre projet de rénovation de l'institut. Il a fallu rassembler la communauté autour d'une célébration et d'un projet, trouver les partenaires, susciter toutes les énergies... L'Université Pierre et Marie Curie a mis le nouveau bâtiment à disposition, l'État, la Région, la Ville de Paris, le CNRS ont finalement tous accepté de contribuer et nous avons su, fin 2014, que le projet serait financé. Pour moi c'est à la fois la justification de mon mandat, et le coup d'envoi de quelques années de travail intense pour mener à bien le chantier.

Quelle personne est la plus inspirante pour vous aujourd'hui? Laquelle constitue un modèle pour vous ?

Je ne pense pas avoir de modèle, alors créons-le... imaginons-le comme un composite, avec le génie pur du mathématicien Grigori Perelman et l'énergie audacieuse, déplaçant les montagnes, de l'entrepreneur Elon Musk. Ces personnages sont tellement différents que leur mariage semble déjà comme une impossibilité, mais cela ne va pas nous faire peur et on va y ajouter l'humanisme créatif de deux artistes français que je connais personnellement, que j'admire et avec qui j'ai eu la chance d'être embarqué dans des projets très motivants : d'une part le musicien ingénieur Patrice Moullet, créateur d'instruments extraordinaires qui bouleversent le rapport entre musique, technologie et handicap; d'autre part le dessinateur Edmond Baudoin, dont le trait si riche et profond émeut comme aucun autre.

Quel(s) sujet(s) dont on parle peu aimeriez-vous que les médias portent à la connaissance du public ?

L'immigration est un sujet si peu ou si mal traité - on n'en parle guère que sous l'angle sécuritaire... Mais l'immigration est si fondamentale pour la science et la technologie, pour la performance économique et industrielle d'un pays. Et dans la bataille mondiale culturelle et scientifique pour attirer les jeunes cerveaux motivés du monde, nous sommes en France bien trop frileux.

L'Afrique francophone est un enjeu géopolitique majeur pour la situation de la France dans 50 ans, et c'est maintenant que nous devons travailler à ces liens sur la formation. Cela peut paraître loin mais c'est à cet horizon que nous devons travailler! Et tous les ans je me rends en Afrique pour contribuer à tisser ces liens; l'ambiance que l'on y trouve n'a à peu près rien à voir avec l'image renvoyée par les médias.

Enfin sur le plan politique, l'Europe est le grand sujet qui devrait être beaucoup plus traité par les médias. Pas sous un angle catastrophiste et macro-économique comme c'est le cas actuellement - sous l'angle de la culture et des sciences, de la société, de la gouvernance, de la place de l'Europe dans le monde, de l'enrichissement et du terrain de jeux extraordinaire que représente l'Europe pour nos enfants. Si nous voulons que nos petits-enfants vivent dans un environnement protégé, sain et riche, qu'ils soient fiers de leurs réalisations, nous devons passer par un stade de médiatisation générale de l'Europe et du projet politique qui va avec - sans quoi nous échouerons.

Quelle personne vivante admirez-vous le plus ?

Franchement je ne sais pas. Des personnes que j'admire, je peux en citer tant et plus! J'en ai déjà cité d'ailleurs. Parmi les mathématiciens, je mentionnerais bien John Nash ou Grigori Perelman; parmi les politiques, Jacques Delors; parmi les écrivains, "GRRM" ou Thomas Pynchon; parmi les artistes, Wong Kar-Waï, Philip Glass, John Adams, Boris Berezovsky ou Catherine Ribeiro; parmi les philanthropes, Bill Gates; parmi les entrepreneurs, Elon Musk... et beaucoup d'autres encore.

Mais aucun d'entre eux n'est parfait, je me garderais bien de faire un classement parmi ces personnes, ce serait mentir que de dire que j'en admire une plus que les autres.

Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à une jeune personne sur ce qu'elle doit décider de faire dans la vie ?

En fait c'est une question que l'on me pose régulièrement, du fait de mes interactions incessantes avec des assemblées de jeunes personnes où l'on discute carrière, parmi de nombreux sujets. Je recommande de ne pas avoir peur de se spécialiser dès le départ, et de chercher à acquérir une vraie compétence, fût-ce par des années de travail spécifique, tout en gardant la curiosité de tout ce qui se passe autour. Je recommande de toujours laisser une place au hasard et de ne pas trop chercher à prévoir; je recommande de ne jamais s'enfermer dans une case et de bouger régulièrement; je recommande de développer sa passion sans trop se préoccuper du métier qui viendra avec. Un jeune ne doit pas être trop raisonnable.

A qui ou de quoi êtes-vous le plus reconnaissant ?

C'est une banalité mais le simple fait d'être en vie est une expérience inouïe, et nous devons cette qualité de vie à toutes les générations qui ont travaillé dur pour nous fournir médecine, confort de vie, technologie commode, une culture faite de tant d'oeuvres inspirantes, etc.

À l'heure où la déprime gangrène le monde, il est bon de rappeler que la grande majorité d'entre nous, du moins dans les sociétés "développées", vivons dans un luxe qui aurait semblé inouï à nos ancêtres.

Et puis je suis aussi reconnaissant, pour toute ma vie, à toutes les personnes qui m'ont permis de vivre pleinement l'aventure... il y a mes collaborateurs scientifiques -- mention spéciale à mon ancien élève Clément Mouhot, avec qui j'ai démonté le problème de l'amortissement Landau non linéaire; et à mes collaborateurs Feix Otto (allemand) et John Lott (américain) avec qui j'ai inauguré une nouvelle branche mathématique maintenant florissante.

Il y a les maîtres dont j'ai tant appris.

Il y a les artistes avec qui j'ai fait un bout de route passionnante, comme Patrice Moullet et Edmond Baudoin que j'ai déjà mentionnés;

il y a les filles qui font battre le coeur des garçons;

il y a les enfants qui sont merveille à voir grandir;

il y a les centaines de milliers de jeunes et moins jeunes spectateurs ou lecteurs avec qui j'ai partagé des conférences et des expériences.... j'arrête la liste là, sinon on va avoir l'impression que je nage dans un univers d'amour et de grands

sentiments!

Quoi qu'il en soit, les rencontres en tout genre font tant pour la beauté de l'existence!

Comment vous informez-vous ? Télé, Internet, Radio, Presse écrite ou autre ?

Voilà 25 ans que je n'ai pas la télé... En revanche je consulte les nouvelles sur Internet chaque jour ou presque; et la presse écrite, chaque fois que je le peux. Je lis des sources variées, certaines qui me ressemblent et d'autres pas du tout; j'aime bien acheter des journaux de sensibilités politiques opposées. Et comme je suis si souvent en voyage, parfois dans plus de 20 pays différents sur une seule année, j'aime bien autant que possible m'informer avec le point de vue du pays dans lequel je suis -- parfois si différent du point de vue français.

Quelle est la cause ou le problème que vous aimeriez voir réglé avant la fin des dix prochaines années ?

Vous me demandez de choisir, il y en a tant. Des problèmes scientifiques qui me tiennent à coeur certes, mais ils passent après les problèmes politiques et sociaux mondiaux. Pauvreté, terrorisme, oppression, esclavage (qui existe encore dans certains pays), cataclysme écologique mondial...

Rien d'original dans ma liste, et comment choisir?! Espérons que dans dix ans, Ebola et VIH seront sous contrôle, que les voitures électriques auront envahi le monde, que les panneaux solaires seront devenus si compétitifs que les centrales au charbon disparaîtront !

J'ajoute deux passions personnelles: la sauvegarde des grands primates, trésor du monde animal et cousins infiniment précieux de l'humanité; et parmi eux, tout particulièrement les orang-outans, pour qui j'ai une compassion sans fond.

Et puis, si d'ici dix ans on peut aboutir à la création des États-Unis d'Europe, bon sang, nous n'aurons pas perdu notre temps! Ce sera l'accomplissement du vieux rêve de Montesquieu et Hugo, et le seul projet politique vraiment enthousiasmant que je connaisse. Nous en sommes loin dans la forme et dans le fond, presque tout est encore à faire...

Quelle est la première chose que vous faites le matin au réveil?

Lire mon courrier électronique...

Que faites-vous pour vous déstresser ou garder votre bonne humeur ?

Je suis toujours de bonne humeur! Mais s'il faut évacuer une tension, c'est sans conteste la musique. Toujours chargée en émotion et riche en évocations. Que ce soit la 4e symphonie de Brahms, le End of an Era de Nightwish, le Nixon in China de John Adams, ou les Corbeaux de Gribouille -- le monde regorge de chefs d'oeuvre qui sont là pour absorber votre tension et vous faire passer un frisson dans l'échine.

Finissez la phrase : "En l'an 2025, nous..."

... aurons encore plus de problèmes que maintenant -- Et nous les aborderons avec courage et fierté!

Par ailleurs, 2025 sera l’année de l'Exposition Universelle, qui, je l’espère, se tiendra en France et sera l'occasion pour notre pays de faire honneur a sa tradition d’hospitalité et d'innovation -- je suis porte-parole de la candidature française, aux côtés de la navigatrice Maud Fontenoy et de la chef étoilée Anne-Sophie Pic.

Quelle tendance actuelle nous paraîtra complètement fausse ou exagérée dans dix ans ?

Les débats actuels sur l'immigration seront, je pense, complètement modifiés d'ici dix ans.

Combien d'heures dormez-vous chaque nuit ? Quelle importance a le sommeil dans votre vie ?

Dans une nuit, je dors n'importe quelle quantité entre 0 et 9 heures, cela dépend du contexte, des échéances. Je n'ai pas d'horaires fixes, je suis habitué aux décalages horaires, aux nuits blanches... tout est possible. Le sommeil est fondamental (pour laisser le cerveau travailler, pour se reconstituer), mais force est de constater que je le maltraite depuis plusieurs décennies! Très régulièrement je fais des pauses de 10 minutes de sommeil, c'est très important pour relancer la machine.

Qu'est-ce qui a le plus de valeur à vos yeux ?

Appelons cela la flamme intérieure.

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